DEUXIEME PARTIE

 

CHAPITRE UN

 

 

Alors quoi, encore ?

S’attraper mal au ventre à écouter un fleuve charrier la rumeur du petit bal musette d’un soir d’automne,

s’attraper mal aux tripes à surprendre le rire grinçant des grincheux,

se tordre les entrailles,

à s’en liquéfier,

à s’en répandre,

à avaler

et déglutir

cette idée sombre :

il faut quitter l’Ether.

Et quoi d’autre ?

S’étendre à la recherche d’une pause apaisante sur l’un des transats du pont de la Blanche Galère amarrée au ponton,

quitter des yeux les mats étincelé, leurs roulis écoeurants,

clore les paupières et pester :

de combien d’ironies l’Ether aura-t-il dû user pour traîner d’inconformes messies d’une Blanche Bâtisse à une Blanche Galère ?

Aucun calcul de l’Ether n’eut eu autant de portée si l’Ange et Sarzeau ne s’étaient rendus à ses fourberies.

C’est une rédition à la fin de leur cavale : face au rang serré des baïonnettes noires d’une belliqueuse réalité victorieuse de leur citadelle astrale,

Judith et Jeannot ont baissé les bras.

Las,

fourbus en somme :

il faut reconnaître leur défaite.

Alors quoi ?

Pourquoi tergiverser plus avant sur cet inévitable retour d’exil ? Pour quoi regretter la fin de l’Anneau puisque on n’y peut plus vivre aucun paradis ?

Depuis que Judith a exprimé le désir qu’ils cessent de fuir et qu’ils s’installent en ce coin de septembre

- à une courbe de l’Anneau située entre la dix-neuvième et la vingtième année de leur vie commune -

leur existence s’étale nonchalante sur un long dimanche d’automne.

Comme si les mois d’avant

- en amont du fleuve -

avaient été de furieux samedis soir,

appelant dés à leur lendemain le repos et le calme.

Leurs petites humeurs du dimanche matin,

tenailles douloureuses aux tempes,

intestins gargouillants,

langue pâteuse,

rides,

cernes,

selles infectes,

urines blanches,

paroles fainéantes,

puanteurs traînées,

tics nerveux, irritations,

tout cela provoque l’élision progressive de la passion.

L’amour fatigué s’endort avec eux après le tendre rituel de leurs conjugaisons amantines. Ils ne rêvent plus ensemble, mais l’un auprès de l’autre,

ils ne se content plus à coeur ouvert les rêves de leurs sommes.

Ils sont parfois inavouables, même au plus proche des êtres :

il y a peu, Judith s’est vue en songe accomplir les Prophéties, donner à Jean ce traître baiser sous le couvert de l’Amour.

Récemment, père et Jean ont visité Jeannot et ils lui ont dit qu’il était temps. Il a vu au cour de ce songe le Flingue peser dans la poche de sa gabardine,

il s’en est inquiété pour la première fois depuis vingt ans.

Alors ils ont essayé, lui le premier, de se mentir.

Echec foudroyant,

domaine de leur première dispute,

oh,

fissure à peine visible,

d’où naîtra toutefois la faille sur la façade de l’édifice.

Mais encore ?

S’attraper mal au bide à écouter des bidons de vide s’entrechoquer sur le flot sombre de ses souvenirs.

Froisser son beau costume blanc à se coucher avec,

penser à l’ennemi, à ce qu’en disait Jean d’en haut,

aux allusions du double cosmique à propos des racines de l’Empereur des lézards,

secret que Jean cacha si longtemps derrière sa joie folichonne,

clownesque illusion dont il fit son métier en Ether.

C’est que,

dés après les clôtures du beau jardin planté de rosiers en contrebas de la Blanche Bâtisse,

dés alors qu’ils décidèrent de transgresser les déterminations sanglantes des Prophéties,

Jean apprit le mot "occulte",

son sens commun,

son sens secret,

sa portée et son emploi.

Maestro occultiste par nature,

il fit pour l’Ange une route à sa manière,

vallonnée à souhait,

mosaïque d’odeurs par-dessus les volumes,

de couleurs aussi diverses en genre qu’en nombre

et tout au bout de la palette du peintre enchanté,

une forêt si bien faite qu’il en fut lui-même surpris.

Sarzeau se demanda à cette occasion et pour la première fois depuis le début de leur fuite, si l’on agissait pas au travers de lui pour le compte de quelque entité supérieure.

Mais au fur et à mesure qu’ils pénètrent dans la pénombre du sous-bois, Jeannot décèle sa marque propre, sa patte à lui,

il reconnaît là quelques endroits enfouis de ses rêves d’enfant,

les être des contes,

gnomes et gobelins transformés pour les besoins de la forme en ce lutinant Vert-Peule d’ici.

Leur Pastoï, c’est le babillage des gamins du faubourg donné comme langue aux êtres de son tableau.

Surprise :

où l’on apprend la vivacité de nos songes oubliés en un coin d’Ether. Ils ne meurent jamais, occultés simplement par d’autres pensées, d’autres raisons, irrationnelles quoiqu’on en dise, tout comme ces jeux de gosses, mais barbouillés d’alibis et habillés de vaines logiques.

Autre surprise :

sous le couvert d’un fourré,

allongés au bon plaisir de leurs caresses

- c’est la millième pause-passion qu’ils prennent depuis le départ -

nus,

car Judith à dit :

- De quoi sert-il, charmant aimeur, d’enchâsser nos frusques à chaque départ s’il faut s’en défaire à l’arrêt d’après ?

Avec leur chemise choit à terre l’alibi de la Belle dans la moquerie de l’amant :

- Que de comédie, ma doucelle ! La vérité, c’est qu’à chaque instant tu veux me voir aller nu et regarder mon phallus ballant qui t’abreuve d’idées pécheresses...

- Beau discoureur ! s’écrie les lèvres de la Belle qui rient, parlent et embrassent d’un même élan.

Si bien qu’à nouveau, ils roulent ensemble sur un tapis de mousse,

prenant juste garde d’épargner la paire d’ailes blanches apparue au bas des douces épaules de l’Ange blond.

- Toi aussi, dit son chant, tu veux me voir aller nue afin que s’énerve ton bel enchose d’une ondulation de ma blonde poilure !

- Tais-toi,

c’est le perpétuel dernier mot de Jean,

tais-toi par deux fois,

c’est s’embrasser sûrement.

Ils roulent,

boulent,

cette fois jusqu’au bas de la pente,

au risque d’emboutir quelque tronc d’un feuillu magistral, recueillis par un lit de fougère tout exprès planté là,

environnés d’une nuit claire où juste un coin de canular-nimbus vient corner le disque lunaire.

Sans plus tarder,

les armousins s’enlacent,

sans être inquiets de leurs environs, à savoir si l’on est en bois habités...

Parloi ! Viendez compissions enjoyer de vos visyeux d’égayances noctives!

Encouchez de les enfantins, nonestre bonistoire porouiceux, cestre avraiparloi cochoncin tasoué !

Dévoyez donzelles de vos pourpreurs, céquyadu palpisme endelair, malignant endeles dogois devos armousins,

galirçons viendez sacroire l’enfaçon de goulisser quelqu’ouicelle,

quar bien s’yprenndre d’alincher enle tatindru,

d’aboiver sa gouliche aux goulavres d’embelle,

doigontiller enle bilic frisillant,

d’agoulicher parou deles babouillis replichés !

Agardez, gédouline !

Rag !

Ultime soufflance tombelles phalloises,

comprendre désecondes icelui depar l’enchose,

apompir ces gilisses,

ouissez, ça ragage !

Oh !

Pisencore louver linguette ende galandules chatoules,

rag,

moitons d’upérus,

patrissonage d’unsein apleinpoignon,

ô rag,

n’yplus entenir, ôdema doucelle, flamboy d’envouloir,

oulahlah,

viendez galarçons paiser des miaulisses deles galarcelles,

miaw !

Ouigardez dele Vert-Peuple s’affondre desa flamelle propre quandis s’explit l’excit !

Crudulances pareillement deces strangereux armousins estre bientissôt queluntas d’enjambelles fessues,

d’empoilures justement goulavées,

d’enjambures cavamillantes,

dauquelun pourroi distinguer sa chaquelune deson chaquelun ?

Noquoi pourroi !

Parmains et dixeins, encrouper cequi s’empasse,

prendre,

croquigner del’où qu’ça vient, parou qu’ça va !

Malaxez devos glucives,

abreuvez deles coulances,

han et ho,

rag, arg !

- Ma Vert-Peuple empartoize,

s’excraphonte laddame Lunoy,

ouicelle pleuroy pourtissant d’enavoir ni dogois à s’emordre,

ni bilic à doigontiller !

Si bienestre que l’on partoize,

bientissôt explisse la murmeur enun gémissargasme souflissant en-dessous la feuillure,

sitantestre qu’embelle Angeline, soufliante d’extrave disoy :

- N’entends-tu point, mon armousin, courir une rumeur dans les bois ?

Judith s’était soulevée sur son coude, scrutant l’ombre du sous-bois pour n’y rien voir qui puisse la rassurer, pour n’y rien voir du tout en vérité.

- Allons, dit Jean embêté de sentir la peau de son amante frémir d’inquiétude sous ses doigts. Il ne peut rien arriver de fâcheux ici, au coeur de ce pays que j’ai tramé du fil de mon amour...

Bien dit, mon gars - qu’y se répond pour lui-même - mais t’ouisse bel et bien de tes esgourdes à toi l’étrange chant de ces bizarres voix...

Alors quoi ?

- Des intrus se seront introduits par quelque faille dans ton univers - affirme la Belle que l’Amour rend un rien extralucide ( à moins, bien sûr, qu’elle en sache quelque chose ).

- Meuh non, ma peureuse mésange au cou charmant, réfute le gars Sarzeau en posant un baiser chatouilleur - une spécialité locale - au creux de ladite gorge.

N’empêche qu’entre temps - et temps et espace se confondent en Ether - les Verts-Payens à la culotte descendue, sinon ôtée, se sont approchés sensiblement de Judith et de Jean. La taille très supérieure des deux humains - et notamment la taille des organes qui suscitent leur intérêt - n’est pas un assez grand défi pour freiner leurs désireux élans. Coquins-coquins petits êtres aux jeux foutrement lubriques !

Durant la journée, pourtant, ils sont un exemple de sagesse et de tranquillité,

bon parents,

gentils couples de fidèles époux,

citoyens irréprochables au sens de l’honneur à fleur de peau et haïssant le scandale

- toutes ces folies qui pourraient perturber leurs jours tranquilles. C’est une apparence fort trompeuse

- or l’important, pour le Vert-Peuple, c’est l’apparence.

Ils croient que toute chose existe du moment qu’elle est visible

et inversement,

que rien de ce qui est invisible n’existe.

C’est une religion, ça, les enfants. Car enfin, ils pratiquent depuis toujours l’adultère collectif, à l’ombre d’une nuit d’encre et sous les fougères où nul Vert-Payen ne peut se voir accomplir l’acte. Donc l’adultère, invisible, n’est pas, nul ne pouvant jurer de n’avoir pas enchôsé la nuit entière avec son ou sa légitime

et les apparences sont sauves.

Du moins le seraient-elles restées si Jean,

sur la demande de Judith,

n’avait pas fait surgir deux réverbères du sol de la clairière.

Le temps juste de foutre la main sur l’interrupteur,

taquin-taquin Sarzeau

et toc.

Ca fait comme un brouillard plein d’ombres, un fatras d’instants dont se détache parfois une image,

une idée,

le goût de la brise océane

et l’odeur des eaux noires.

La Blanche Galère, telle une araignée d’eau trottant sur ses avirons les a éloigné des côtes d’une distance de trois mois.

Cap sur tout droit où se trouve la sortie d’Ether.

Jean a regardé tout droit ; sans jamais voir venir les colonnes annoncées où s’arrête la mer,

juste l’horizon, toujours plus sombre,

juste la grouillante tâche blanche du navire sur la surface d’ébène liquide. Ni vague, ni courant, ni vaisseaux hormis la galère n’en fripent la surface. Nul écueil, nul monstre marin, nulle voilure ne la percent.

Ca fait comme une immense tasse de café noir dont on ne verrait pas les bords et dans laquelle voguerait un grain de poussière à peine apparent.

Alors quoi, encore ?

Où c’qu’elles sont passées, leurs colonnes d’Hercules ? A quoi ça peut bien ressembler, ça, des colonnes d’Hercules ?

Certains de dire qu’elles sont doriques

et d’autres d’affirmer qu’elles sont végétales ou vertébrales,

mais le Capitaine du vaisseau

- un grand lézard gris, bonhomme et colérique -

a dit au dîner,

lui,

qu’elles sont deux à la une. Chacun son avis

et ce sont en vérité des colonnes d’opinion.

Vertes caca d’oie, provinciales à souhait, bariolées d’affiches à demi déchirées et de larges tâches d’urine canine,

d’obscènes graffiti écarlates,

à demi noyées par les embruns des cascades d’où s’élève diaphane la lumière de deux projecteurs halogènes.

Ca fait du gris, de l’orange, du trouble et de l’affolant. On sent poindre au creux de son replet petit bidon un vide soudain, enfant d’ancestrales terreurs,

la chute !

Si grondantes sont ces chutes par-delà les colonnes Moris, qu’elles éveillent Judith assoupie depuis le départ. Et par les cornes du Diable poilu qui la déflora - la grand-mère à Sarzeau, voulions-je dire - il y avait une sacrée paye qu’elle ne s’était pas blottie contre lui avec autant d’ardeur, la Belle aux blondeurs désordonnées par l’éveil !

- Ce bruit est épouvantable, dit-elle.

- On arrive bientôt, lui répondit-il dans l’oreille un peu rouge de Judith où qu’il fourre un baiser ventousant.

Elle a cette moue contrariée qui veut dire c’est pas le moment et s’inquiète :

- Va-t-on revenir d’où nous sommes partis ? Les années auront-elles passées ? Serais-je vieille, à mon retour ?

- Dis pas de bêtise, la gronde un peu Jeannot. Le compte des minutes terrestres ne commence qu’après les colonnes. Nous aurons quitté les dimensions de l’esprit et nous réintégrerons directement nos corps. Il y a des chance pour qu’on embarque des seaux de cette flotte noire dans la bicoque de ta frangine Marga... Ecoute, on l’entend déjà brailler comme une trépassante.

Et il est vrai que du ciel - du moins de cette surface sombre qui se confond au loin avec l’océan - leur parviennent de sourds gémissements de damnés,

pire que le Cri de Razus Aejena le jour de sa naissance,

au coeur de l’Anneau.

Mais Judith s’inquiète d’autre chose :

- Pourquoi t’es-tu remis à parler comme un vendeur des Halles ? demande-t-elle.

- Les mots mal connus d’une langue mal apprise, cite Jeannot. On est ce qu’on est, j’aurai au moins appris ça, dit-il.

Alors la galère, avant qu’il n’ait fini, fut prise dans le courant préliminaire des chutes, devint peu à peu incontrôlable, s’engouffra dans la porte, entre les deux colonnes Moris, sombra.

- On a quand même vécu de sacrés chouettes de bons moments, dit-il encore... Tous les deux, finit-il de dire sur Terre,

tandis qu’en ses yeux clignotants défilent encore les souvenirs de son mirage d’Ether.

Oh, le mirage n’est pas ce qu’ils ont vécu là-haut, le mirage, c’est d’avoir cru pouvoir le vivre à l’abris des Prophéties, alors qu’il les avait lui-même dictées en ce monde où tout était lui.

Pas la Blanche Bâtisse, non. La Blanche Bâtisse conserve sa pure et mystérieuse étrangeté d’un lieu où communient les âmes de tous les êtres. Il y règne un dieu démocratiquement élu qui n’a aucun nom, aucun visage, aucun pouvoir sur le Temps ni sur l’Univers, ignorant, sans âme ni conscience.

Miroir des âmes, Il est foi ou doute selon la tendance en Bourse de l’indice de communion. Il est le Grand Sondeur, Dieu unique et la Blanche Bâtisse est son Institut de Statistiques.

Judith et Jean auraient dû en revenir comme ils y sont allés, toutefois - et c’est peu dire - ils ont choisi un autre chemin. Tel deux arpenteurs des contrées éthyliques où l’air est léger et le chant facile, surgissant de l’oubli dans un matin glacé où il s’en faut aller vivre après avoir fait l’effort de croire mourir toute une nuit, ils ont franchi les grilles d’or des jardins de la Blanche Bâtisse, dévalé les pentes douces des rêves de Jean, sûrs d’avoir laissé loin derrière eux toutes les Prophéties.

Or les Prophéties sont le récit.

A fuir les Prophéties, Jean en a tramé le réseau.

A se fuir, il s’est scindé en multiples parties, il a refusé la partie de lui-même qui souffre de douter, percluse de remords, celle qui a pour nom Razus Aejena.

Razus Aejena Premier le Miracle,

( Primari Razus Aejena Mirari, son titre bestial,

Pram le grand pour les intimes ),

Pram le Grand, empereur des lézards est l’Ether de Sarzeau.

Afin de mener à bien sa tâche - de donner une Mission au Missionnaire - il fit naître de sa cuisse légions de lézards, qui prirent possession de tous les lieux astraux et géographiques de ceux où s’agite Sarzeau. Sa folie incarnée dans l’image des lézards

- schisme banal des jours d’aujourd’hui -

répandue et tacitement approuvée par ses contemporains, car les sacrifices de René et de Jeff sont d’efficaces exutoires à leurs cruels fantasmes. En apparence, pourtant, ses contemporains assoupis ignorent encore tout des événements de la veille. Ils l’apprendront par les journaux du matin, au détour d’un rêve retourné à l’oubli.

Le Grand Sondeur ne tient pas compte de la Chronologie.

Il ne s’attache qu’à la tendance, à ses flux de rage et à ses vagues de doutes, or la tendance est aujourd’hui mortelle. Pour quelle victime désignée d’un doigt hasardeux de la main de leur inconscient collectif aveugle ? C’étaient hier Jeff et René ; demain choisira d’autres proies.

La canne blanche du Grand Sondeur a béni l’invasion des lézards. Les administrateurs de la Blanche Bâtisse ont fait appeler ça l’Organisation et son chef le Patron. Ca vole, ça tue, ça politique, ça influence, ça détourne, ça transfère, ça blanchit et ça abandonne des flingues chargés dans les poubelles où s’écroulent malades les gars Sarzeau.

Et ça met Karola dans des berlines noires, des Karola qui sont des Judith amnésiques

et ce qui était épars, incompatible, se trouve être lié.

Maintenant, il faut y mettre un terme, tant fut hasardeuse la cavale des amants là-haut. Leur passage en Ether flirtait déjà avec les limites de l’acceptable, quoiqu’il faille l’admettre puisque ce qui est incompatible se trouve être lié,

les choses ne sont pas en place,

mais nul sens ne peut vraiment affirmer que nulle chose ait une place véritable.

C’est de la culpabilité de Sarzeau, dont il s’agit vraiment, c’est ce que disent le Prophéties, c’est ce qu’elles sont, c’est leur poids qu’il fuyait, mais il devait les rencontrer à un moment ou à un autre. Alors il s’est crucifié

et Razus Aejena - incarnation de son refus et refuge de sa douleur - est né.

Et Judith et Sarzeau l’ont fui

et ils ont fini par se rendre

et on les a mis dans la Blanche Galère

et la Blanche Galère a traversé la porte avec à son bord un équipage de lézards qui sont passés sur le plan terrestre

et il s’y sont répandus

et ils ont fondé l’Organisation et l’usine a fermé

et Jeannine s’est plantée avec le type du bar-tabac d’en face, dont le père vendait ses Gitanes sans filtre au père du gars Sarzeau

et Sarzeau a disjoncté

et il a trouvé le Flingue

et il a tué René

et Jeff

et il a aimé Judith

puis ils sont partis en Ether,

alors il faut que ça cesse

- et toc par deux fois

c’est toquer sûrement -

et Sarzeau aurait dû s’en douter.

Dés l’épisode du Vert-Peuple.

Toc, toc, toc,

chacun des petits coups de leurs petites masses chemine vibrant au travers du pied de fonte des réverbères,

barbouillent, parasites, l’estomac des chats perchés, nos amants qui trop épris de leurs élans ont couru sans freiner tout là-haut.

Bien acculés après les ronrons, nos matous tout à poils, à mater au bas de leur perchoir si le Vert-Peuple furibard,

troupeau de souris vertes virées au rouge,

parvient à ganquer du métal sur le socle. Quelle affaire, que de s’être hissé d’un bond au sommet des hampes de fonte, de s’y être coincé, collé à leur brûlants bec qui vous rongent peu à peu la peau du ventre aussi sûrement qu’un bandit des grands chemins vous chaufferait la plante, à sentir vos muscles tendus comme des cordes de piano frappées d’un million de coups pervers !

Toc, toc, tac,

ça vous prend par les doigts, les avants bras, la poitrine et le ventre,

par vos cuisses enroulées autour du poteau comme les rigides tentacules d’un vieux poulpe agrippé à son ultime proie

- tac ! -

gentiment, ça vient brouiller vos entrailles aussi sûrement que si vous avaliez cul sec un grand verre d’huile tiède,

à vous en faire perdre la tête.

A vous empêcher en tous cas de penser à faire s’éteindre les réverbères qui vous brûlent l’épiderme,

à vous contraindre à oublier les questions cruciales.

Des questions, des questions,

des questions dans un moment pareil ?

- Des questions cruciales, rectifie Jean d’en haut qui d’en bas, son dos bardé d’un cuir usé à la mauvais garçon, appuyé au tronc d’un vieux chêne, se la joue belle de n’être pas coincé nu au faîte des lampadaires.

- Pourquoi, insiste-il, ton petit peinard d’univers se met-il à t’échapper soudain ?

- Fais-donc quelque chose ! râle Jeannot.

- Mais je n’y peut rien, Jean, dit Jean, puisque te voilà si impuissant toi-même... Ton amie Judith, elle parvient à raisonner.

Du moins Judith, accrochée à l’autre lampe, parvient-elle à formuler certaines questions :

- Quelles sont ces obscènes choses grouillantes ? N’avais-tu pas dit que nous ne risquions rien ici ? Ne peux-tu donc rien faire pour nous débarrasser de ces horreurs verdâtres ?

- Mon univers m’échappe, dit simplement Jeannot,

tandis qu’en bas on piaille,

on s’encourage à frapper bravement

- cognissez-ferme, compissions ! -

juste à la base de leur refuge où qu’ça semble céder un peu, beau résultat d’une rage brusque et collective où s’oublient leurs péchés propres.

Plus loin en bas, Jean d’en haut sourit :

- Ton monde est toi-même, Jean. Il ne peut t’échapper, à moins que tu ne t’échappes à toi-même...

Certaines phrases font parfois l’effet autour d’elles d’une sorte d’interrupteur, aussi les réverbères s’éteignent-ils, moins brûlants déjà, cédant à cette nuit qui gagne quelques âcres d’obscurité à la ronde. Le Vert-Peuple, de même, trouve moins d’attrait à sa tâche, se mettant à frapper par habitude, sans grande conviction.

- Voudrais-tu dire que ces spermatozoïdes de martiens, s’inquiète Jeannot, c’est moi ?

- Des aspects de toi, subtile Jean que l’on ne voit pas hausser les épaules dans l’ombre. Tes jeux de gosses mélangés à des rêves de moins gosse rehaussés d’un zeste d’interdit. Où vas-tu chercher tout ça, mon gros Jeannot ?

- Mais je n’y suis pour rien ! pleurniche ledit gros Jeannot.

- Que tu dis ! dit Jean d’en haut mais d’en-bas.

- Que dis-tu ? demande Judith,

qui ne peut apercevoir comme Jean l’autre Jean,

celui qui dit à présent :

- C’est pas que je m’ennuie, loin de là crois-moi, mais je n’ai rien à faire dans ce qui va venir. Adieu, mon gars, le bonjour à mademoiselle et n’hésite pas à faire appel quand t’as besoin.

- Et que va-t-il donc advenir ? demande Jean aux supplications angoissées.

Le Guide.

Le Guide est venu peu après que l’autre Jean ait disparu dans les ultimes râles de Jean l’un

et ceux du V6 de sa Cadillac rose et jaune.

Le Guide se fraye un chemin parmi les fougères à coups de machette, même là où il n’y a rien à tailler. Il phosphore tel un ectoplasme, fantôme du officier de l’armée des Indes dont il porte le casque haut et les culottes d’équitation,

image hollywoodienne d’un premier film parlant et

- tiens ? -

en noir et blanc.

La nasse serrée des fougères ne sait faire cesser la progression du Guide, le Vert-Peuple encore moins. Curieuse agressivité des Verts-Payens, soudain armés d’épées, d’arcs, de haches minuscules, comme autant de nounours révoltés tentant de freiner l’invasion d’un grand-père furibard dans la chambre des enfants qu’ils séquestrent. Mais les Verts-Payens ne sont en rien de fiers lyncheurs :

dépassés leurs premiers rangs, le noyau s’éparpille, explose, éclats vert-poilu roule-boulant partout où l’ombre peut les camoufler,

ne laissant sur le terrain que quelques vaillants braillards, fanatiques de leur intégrité et pécheurs de fait.

Ceux-là fuient pareillement quand les regardent droit au-devant le Guide et qu’il dit cette bizarre formule:

- Un fou germe dans les sous-bois, c’est le Grand-Aigle !

Et toc.

Toc, toc, toc,

les pas des amants et du Guide posés péniblement sur le flanc du mont dont ils vont atteindre le sommet, sous la brise fraîche d’un après-midi printanier.

- Mister Sarzeau, je présume ? avait lancé l’incolore au juteux accent de rosbif, dans la clairière du Bois-Coquin.

L’impeccable tenue de son quasi garde-à-vous, la machette coincée sous le bras à la manière d’une baguette d’écuyer, la moustache pincée par deux doigts tranquilles rompaient du tout au tout avec la cavalcade effréné qui lui avait servi d’apparition théâtrale. Il sembla alors se rendre compte que les amants étaient nus et il détourna pudiquement les yeux.

- Lui-même, répondit Sarzeau. Et voici mon amie Judith.

Ils sautèrent à terre. Sarzeau vit la gêne du bonhomme quant à la couleur de leur costume et il tissa de rien des frusques plus décentes. Un complet blanc pour lui assorti d’un panama, une aimable robe champêtre aux motifs colorés pour Judith. L’une de ces robes faussement modestes dont l’apparente simplicité masque la sophistication des courbes qui moulent rondement les désirs de futurs piégés. L’histoire encore de la fleur et de l’insecte, l’histoire d’une orchidée déguisée en pâquerette pour attirer les bourdons aux goûts rustiques.

- A qui avons nous l’honneur ? a demandé Jeannot à la langue qui apprend à moduler ses coulées salivaires selon les circonstances.

- Je suis le Guide, répondit le Guide. Je suis chargé de vous mener auprès de M. le baron des Jours Tranquilles. Nous sommes assez loin de cette contrée, aussi j’aimerai que nous nous mettions en route.

Sous le clair soleil d’un doux début de printemps dont ils gravissent la pente, le Guide a tendance à s’effacer un peu, à cause de la lumière du jour. Ils l’ont suivi sans poser de questions, mis en confiance sans doute par son irruption bienvenue et par son port aristocratique, mais aussi - concernant Sarzeau - par quelque chose en lui de familier. De familial, même... Cela le frappa lorsqu’ils traversèrent un bocage aux verts vifs de fraîcheur et que le Guide se posta un peu plus loin devant eux pour les attendre. L’observant pour la première fois avec un peu de distance, Sarzeau le vit plus âgé et plus courbé qu’il ne semblait l’être de prés et à la lumière de ce nouveau regard, il l’avait reconnu :

- Je connais ce type, dit-il à Judith.

- Qui est-ce ? demanda Judith à la langue décidément interrogatrice.

- Viens, dit Sarzeau au lieu de lui répondre. Je vais lui poser quelques questions...

- Eh ! Monsieur le Guide ! lança-t-il en s’approchant. Je vous connais !

Le Guide sourit :

- Certes oui, dit-il. Je suis votre grand-oncle du côté paternel...

- Armand ! crie Sarzeau excité comme un gosse. L’oncle Armand, le garde-champêtre !

- Et Adjoint au Maire...

- Celui qui jouait de l’accordéon,

ceci dit à Judith comme si elle devait par la même situer le personnage.

- Je vous croyais anglais... glisse Judith à la langue perspicace.

- Pour tout dire, dit le Guide, je ne suis pas tout à fait l’oncle Armand de monsieur Sarzeau fils. Je suis présentement ce que monsieur imaginait de moi quand il était enfant. Nous autres, les morts, devons nous conformer à ce qu’imaginent de nous les vivants. C’est souvent paradoxal.

Sarzeau n’a plus rien dit jusqu’au bivouac, que l’on établit à l’abris d’un grand sapin, seul représentant de son espèce sur les flancs du mont pelé qui les empêche de progresser rapidement. Là encore, il fallut un bon moment et tout l’amour de Judith pour qu’il débloque ne serait-ce que d’un mot. Ces petites inquiétudes qui se transforment en violentes angoisses, têtes d’iceberg profilant leur dixième en surface. Qui, bon Dieu, qui mène le jeu ?

Question simple, mon Jeannot, aux réponses complexes, multiples et peu claires...

Tout semble être moi ici et tout m’est si hostile pourtant ! Le Guide se dit être issu de mon imaginaire mais il m’échappe, il ne m’appartient pas ! Comme le Vert-Peuple, comme certains des paysages que nous avons traversé. Il y a là une logique que je ne saisi pas, or les signes semblent se multiplier, comme fléchant la route des Prophéties vers une fin que j’ignore, mais chacun semble croire que je suis à la fois cette route, les flèches et la fin en question.

Que crois-tu d’autres, mon Jeannot ?

Je... Je n’en sais rien. Je sens simplement venir quelque chose de grand et d’inquiétant.

Grand et inquiétant, c’est une rupture, n’est-ce pas ? L’envie et la peur... Un premier pas vers le schisme...

Oh, toi ! Je croyais que tu n’avais plus rien à faire ici.

Tu m’as appelé, mon Jeannot.

Non.

Mais si...

Fous-moi la paix.

- Tu disais quelque chose ? demande Judith aux désirs frustrés par les absences de Jean.

- J’marmonnais, marmonne Jean.

Toi, au moins, tu n’es pas moi, songea-t-il - et les doigts de Sarzeau caressent le cheveux d’or de la Belle - mais avec moi.

- Tu parlais à ce double astral, n’est-ce pas ? dit-elle. A ce Jean.

- Je ne sais pas... ment-il.

- Cesse de t’inquiéter, ordonne l’Ange, tu vas finir par provoquer de méchantes choses... Regarde autour de toi palpiter ce joyeux monde !

Sûr ! Des hauteurs qu’ils occupent, ils peuvent voir la forêt lointaine d’où surgit le fleuve sinuant au creux d’une vallée de champs cultivés, cultivés pour sûr et bien sapés, aux quatre coins carrés d’où ne s’échappe aucun épi, au bon goût, en plus, de nuancer leurs ondoyances du vert gazon au vieil or. Et d’ici, puisque la vue est large, en un damier régulier de jours et de nuits, on voit s’étendre toute la géographie du Temps.

- Comme c’est étrange, s’étonne Judith, on voit entre chacun des carreaux du damier la ligne pastel d’une aurore ou d’un crépuscule.

- Le Temps, c’est de l’Espace, Milady, maxime le Guide en tournant le bout de sa moustache.

Jeannot tourne vers le bonhomme un visage curieux :

- Alors, dit-il, on ne parcoure ni lieues, ni brasses, mais des jours et des nuits ?

Le Guide soulève un sourcil approbateur.

- Donc, poursuit Judith, si l’on reste éternellement au même endroit, pas une minute ne s’écoule.

L’oncle Armand sourit poliment :

- C’est cela, dit-il. En Ether, tout ce qui est a été et sera jusqu’à la fin de l’Anneau. Cela génère bien entendu des Paradoxes : on peut se voir et se parler en tout endroit où l’on se tînt, ce qui engendre des situations nouvelles, donc ajoute une case supplémentaire au damier du Temps.

Un large tour de main vers le firmament carrelé ; suite :

- Mais vu que chaque case du Temps existe déjà, cela répand vers le générateur du Paradoxe un flux inverse qui l’enrichit d’une expérience, elle-même déjà existante, donc nouvelle case dans le ciel, hop, nouveau Paradoxe et ça n’en finit jamais...

- Jamais ? insiste Sarzeau.

- Non, jamais, dit le Guide avec un mystérieux ton de conteur plein de douces inflexions. L’Anneau est infini. C’est le suprême Paradoxe, l’auto enrichissement que jalouse tant l’empereur Razus Aejena.

Judith ne peut s’empêcher d’émettre un petit couinement de souris, tandis qu’en son esprit s’insinuent ces idées et se fait vertigineusement ressentir l’impalpable infini.

- C’est dingue, murmure-t-elle comme pour ne pas attirer sur elle les soupçons de l’Anneau.

- Et vous n’avez aucun point de repère ? s’inquiète plus pragmatique mon Jeannot.

- Si, sourit l’oncle Armand : vous.

- Comment cela ? le bouscule un peu Sarzeau.

- Vous, explique le Guide au flegme invincible, vous ne pouvez être qu’une seule fois en un seul endroit. Remarquez, cela vous oblige à vous diviser de plus en plus, à créer des doubles dissemblables tels que moi-même... Il n’en reste pas moins que vous percevez l’écoulement de votre histoire dans un ordre apparemment chronologique. C’est là notre repère...

- Je ne comprend pas bien, avoue Jeannot à la moue perplexe.

- Eh bien, reprend pédagogue le Guide, essayez d’imaginer ceci : en ce qui me concerne, j’accomplis sans arrêt le voyage entre les Jours Tranquilles et le Bois Coquin, dans le but de vous ramener auprès du baron. D’accord?

( La moue de Sarzeau n’évolue en rien ).

- Bon, cette partie de moi-même, issue de votre enfance, a été recréée uniquement pour vous trouver et vous conduire. Mais c’est la première et la dernière fois que je vous vois ici. Pourtant, je continuerai à accomplir ce voyage jusqu’à l’effondrement de l’Anneau. C’est en cela que vous êtes un repère...

- Alors pour vous, c’est le grand jour, sourit Judith.

Le Guide regarde à sa droite et à sa gauche, l’air légèrement surpris :

- Les jours s’allongent en effet, dit-il. Mais nous n’en sommes qu’aux Fontes d’Avril et les Grands Jours sont à Juin, en aval du fleuve.

Il s’aperçoit alors que les amants ne suivent pas vraiment, qu’ils tentent en toute bonne foi de s’adapter à ces règles nouvelles sans y parvenir tout à fait.

- Allons, dit-il, la route est longue.

- Curieuses règles, dit encore Jeannot.

- Ce sont pourtant les vôtres, glisse le Guide souriant.

- Les miennes ? manque de s’étouffer Jeannot. Comment aurais-je pu inventer un truc pareil ?

- Je l’ignore, avoue le Guide peu soucieux de connaître les pourquoi des comment.

- Enfin mon vieux, nie du Jean, soyons sérieux... J’suis un ouvrier, moi, pas un écrivain de science-fiction...

- Ah, non, non, non, dément le Guide. Vous n’êtes plus ouvrier, vous êtes magicien...

Et Sarzeau de se marrer du rire le plus vulgaire dont il puisse se souvenir, entrecoupé d’inavouables jurons.

- Mais monsieur Sarzeau, dit le Guide vexé à la voix qui sait être froide, vous ne savez donc pas où vous vous trouvez ?

- Si, fanfaronne Jeannot : dans un cimetière de plaisantins.

- Je vous assure que je suis sérieux, monsieur, affirme l’Armand. Ces règles-là ne peuvent être que les vôtres,

puisque vous êtes en VOUS-MEME

et que vous n’en êtes jamais sorti...

Et toc.

Alors Jean a renoncé. Il ne veut plus comprendre, refuse de réfléchir, il ne saura rien, na.

Et il sera joyeux, follement heureux.

Empli d’une joie communicative.

Ainsi entame-t-il sa carrière d’amuseur public.

- En route, dit le Guide.

La route en question allait d’un lundi d’avril à un mercredi d’août. Ils croisèrent plusieurs fois le Guide qui cheminait en sens inverse, leur adressant un salut poli auquel ils répondaient gravement.

Comme la paire d’amants était stupidement ébahie par chacun des papillons - dont certains étaient percés d’une épingle -

qui voletaient partout,

qu’en plus ils marchaient lentement derrière le Guide, vu qu’ils se lançaient sans cesse de foudroyants regards et loupaient un pas sur deux

et qu’avec ça, ils s’arrêtaient à chaque fourré pour en essayer la moiteur

- la pause bisous, disaient-ils -

ils mirent une certaine distance à arriver à temps.

Non, rien.

Mes aïeux, t’as vu la paire de la donzelle ?

Ainsi furent-ils accueillis en la plaine où le baron présidait au déjeuner des moissons. De toute éternité, Toto répétait cycliquement quand le Guide arrivait :

- Mes aïeux, t’as vu la paire de la donzelle ?

C’était pourtant la première fois qu’il voyait la poitrine rebondie de la donzelle sous sa robe tendue ( à moins qu’il ne parle de sa paire d’ailes, mais c’est peu probable ) et qu’il essuyait le double feu de son regard méchant.

Il cherche le soutient de Momo et de Raoul, mais iceux tripotent qui une paire de boules, qui le cochonnet, alors un silence gêné s’empare de la petite communauté d’hommes, de femmes et d’enfants qui déjeunent sur des draps bigarrés étendus à même le gazon.

- C’est ce que je dois dire, boude Toto...

En effet, la communauté trompe involontairement les Prophéties, modifiant l’éternel instant de cette rencontre annoncée, aussi leur case du damier temporel glisse-t-elle d’un quart de seconde à l’ouest.

Ce petit peuple occupe pour l’occasion de cet éternel pique nique un splendide dimanche de la fin août

- d’un arbre à dix heures quarante trois jusqu’au puits, à quinze heure quarante deux -

en la baronnie dite des Jours Tranquilles.

Le baron festoie auprès de ses gens :

des femmes replètes et rougeaudes dont les robes de coton imprimé laissent dépasser la bordure dentelée de leur soutien-gorge à baleines ;

leurs mains distribuent les casse-croûte, le vin et le munster odorant, les prunes un peu écrasées, les tapes sur les fesses des enfants polissons ;

leur voix grasse couvre le brouhaha et tente d’ordonner le repas ;

des filles, des fillettes en socquettes blanches, jupettes plissées en tissus écossais, queues de cheval, couettes démodées, une grosse barrette de plastique émaillé coupe transversalement la raie de leur perruque aux chute symétriques ;

leurs mains tiennent des cerceaux ou couvrent leurs lèvres diseuses d’un secret coquin ;

leur voix criarde au rire facile marie les uns aux autres, une cousine à la poitrine juste naissante à l’un des grands garçons dont la voix muante est pleine de défis parricides ;

leur paluches toute râpées par les ronces, l’escalade d’un rocher dangereux, les bagarres entre eux,

les doigts un peu jaunis par les cigarettes interdites tiennent des épuisettes, des cannes à pêche de bambou et des Opinel N°6 ;

un béret noir couvre leurs cheveux ras, contrastant avec leur face rose de bonne santé aux oreilles découpées, au nez brusque et vulgaire, aux dents écartées sous un sourire bravache,

têtes que soutiennent des corps longs, des corps ronds, des tassés, des difformes, des corps sans particularités, des corps accablants aux genoux râpés par-dessous les bermudas accordéonnés que rehaussent de fortes bretelles croisées dans le dos de leur douteux tricot de peau ;

et les hommes palsambleu ! Les hommes à la voix jurante, parjurante qui beugle des politiqueries rehaussées de Peugeot 403 et de footballages,

aux mains calleuses comme des gourdins de bouvier qui serrent ferme le Laguiole et tranchent fin le saucisson sec,

destin final de la salaison sous leurs rudes dents avant qu’un canon de rouge du pays n’aille tremper leur palais.

Ils essuient ensuite leurs doigts gras sur le côté de leur tricot de coton blanc ou sur leur pantalon vert de toile rude, avant d’entonner une chanson partisane.

Et puis il y a Monsieur le Baron.

Fidèle aux traditions, il porte un tricot en mailles de fer, un peu troué, un peu rouillé et ses bras, ses épaules noueuses sont aussi rouges de soleil que le reste de sa peau est blanche d’ombre. Il se couvre d’un heaume intégral emplumé d’un panache pourpre, au sein duquel il doit sûrement suffoquer de chaleur. Une épée cruciforme d’une main et demie est placée devant lui, comme si il attendait que l’envahisseur à bouter surgisse de partout.

Il est fier, droit, ténébreux presque.

Sa Seigneurie des Jours Tranquilles assiste aux réjouissances des ses gens, sans y participer vraiment. Il n’est pas silencieux, pourtant. De toute éternité il dit :

- Ah ! Les glorieux hôtes de notre baronnie arrivent enfin.

Sa forte voix perce le tumulte un peu jaune et l’air un peu corné de cette province. Clic-clac, Kodak.

Sarzeau, soudain, sursaute de surprise. Il regarde plus intensément le noble masqué, flèche lumineuse en direction de la fin attendue, il se redresse un peu et gonfle sa poitrine, car il faut être fier en présence de,

- Toi ? dit-il.

- Oui, dit l’aristocrate des champs dont la main ouvre comme Lord Vador en d’autres légendes son casque de fer, oui mon Jeannot, dit père dont la main s’ouvre en effet sur un paquet de Gitanes sans filtres roulé en une boule presque parfaite.

- Toi.

Les paupières de Jean Sarzeau s’étoilent d’un peu de larmes :

- Es-tu toi aussi de mon imagination ? sanglote le démissionnaire pour le coup moins fier.

- Il faut, fils, que je t’explique certaines choses. Mais je t’en entretiendrai sur la route, car il me faut te conduire à ta fin.

La gente du baron Sarzeau des Jours Tranquilles se lève à sa suite.

- C’est bon, dit-il débonnaires à son peuple. Continuez à fêter cette éternelle moisson, je suis encore parmi vous. Mais il me faut mener mon fils au terme de sa conscience.

Père, serais-tu mon mystère ?

On se trouve, Judith, père et Jean, fort avancés sur la route, car les barons sont des hommes francs qui vont droit au but :

- Ainsi le Guide t’a-t-il dit que tu voyages en toi-même...

- Que sais-tu d’autre ? attaque le baron.

- Pas grand chose, en vérité, avoue Jeannot.

C’est un printemps azuréen, une forêt de chênes-lièges et de mimosas à la floraison précoce. En contre bas des côteaux, sur la plane surface de la mer bleue, des sénateurs phocéens font du yachting dans les belles galères aux voiles colorées.

Père marche vite sur la sente à chevrettes, vêtu d’une simple bure à rayures qui jure un rien avec le costume et le panama blanc de Jean et la mignonne robe plissée de Judith.

- Ton amie est jolie, dit père sans se retourner. Et tu es quelqu’un d’important...

- J’ai fait comme j’ai pu, modeste Jean.

- T’aurais pu mieux faire, gronde le vieux.

- Mais papa... tente Sarzeau.

- Mais papa, mais papa, râle le baron... C’est une histoire à se damner, ton affaire.

La brise légère et tiède bougonne d’élytres prestement agitées dans les fourrés odorants, odeur forte de mimosa, parfum de lilas et d’autre fleurs dont le message érotique ( parfaitement inutile en Ether ou les espèces ne se reproduisent pas, mais ainsi l’a voulu Sarzeau ) explose à cet endroit du temps d’Ether. Les plantes se livrent à de bien dures concurrences : à qui sent le plus fort, à qui croît le plus haut, à qui d’exhiber plus hardiment le pistil de ses fleurs entre leurs vastes pétales épanouis jusqu’à l’obscénité, jusqu’à se faire s’évanouir les plus sensibles abeilles. Les guêpes cliquettent des mandibules à sentir la même brise porter de loin les effluves d’un agneau que l’on grille sur un tapis de braises rouges, peut-être sur l’une des plages, entre les calanques, ou plus sûrement sur un flanc de colline que l’on ne voit pas encore. Sarzeau-fils l’ignore.

Comme il ignore qui a mis tant de galères sur les flots cristallins - pas lui-même, pas directement, c’est certain. Elles semblent toutes converger vers une identique destination, un petit port dont on voit la jetée aux environs des quatorze heures du même jour. Elles, au moins, savent où les mènent leurs intentions, tandis qu’en Sarzeau s’accomplit la même convergence des signes, sans qu’il sache, lui, vers quoi cela l’attire. Oh, il y aura des lézards, c’est certain. Trop longtemps

- trop loin, faut-il dire -

qu’on a pas vu l’une de ces tronches de sac à main dans les parages.

Puis ça sent le soufre par-dessus les fleurs.

Les ajoncs éclatent, les mouettes crient, les enfants rient, un pipeau pépie et papa maugrée :

- Je suppose qu’il y en a qui sont nés pour se faire berner du berceau au cercueil. Ca fait parti de l’équilibre universel, sans doute. Mais c’est plus drôle quand il s’agit des enfants des autres, lance père.

- T’es dur, papa, boude Sarzeau-fils.

- Il fait son job, papa, dit papa.

- Mince ! éclate son Jeannot qu’a puisé depuis l’temps la manne paternelle à d’autres tétines célestes, j’ai tout de même plaqué la route tout tracée des Prophéties !

- C’est vrai, monsieur Sarzeau, glisse Judith. Jean parvient à faire des miracles, vous savez...

Le baron sourit et il a l’air coquin :

- J’sais bien, dit-il, vous êtes à mon avis son principal miracle. Pour sûr que c’est un Sarzeau, mon galopin. Mais il faut vous rendre à l’évidence, votre... incartade fait pleinement partie des Prophéties qui ne pourraient être sans elle. Cette fuite n’est qu’un oubli momentané des meurtres de mon fiston et ils vont être payés au prix fort. Face au Grand Sondeur, nom de Dieu, ce genre d’histoires ne sont pas gratuites. Et moi je suis chargé d’amener Jean vers sa fin.

Le masque de Jean est rigide, ses bords sont tranchants et son rictus amer :

- Qui ? Qui a pu te charger d’une pareille mission ? demande-t-il.

- Mais toi, évidence père. Qui d’autre ? Tu vas comparaître devant chacun des aspects de ton Moi et être condamné par eux. A une peine douloureuse. Si tu supportes la douleur, tu seras entier. Cela ne t’éviteras pas la mort. Il y a de fortes chances que tu te la donnes à toi même. Au mieux, tu finiras ta vie dans un asile de fous à peser et repeser le poids des cadavres qui traînent en toi. Tu mourras plein de peine.

Si tu échoues durant l’épreuve, tu t’enfuiras en laissant derrière toi ( c’est à dire dans ton coeur ) la partie de toi que tu rejettes, celle qui porte tes souffrances et tes culpabilités, le masque de ta cruauté et de ta haine. Elle aura son indépendance, vivra en toi une existence propre jusqu’à ta mort. Elle s’appellera Razus Aejena, car il est d’ores et déjà su que tu échoueras.

Père bifurque à la croisée des chemins. Il emprunte un sentier à peine visible, couvert d’herbes hautes, envahi de ronces aux jeunes ramifications fragiles sous le pied dont certaines gisent sur la terre moite, tant il est sûr qu’ils doivent emprunter ce chemin-là et les trancher d’une maladroite foulée d’humain. D’ailleurs, les traces de leur marche sont par avance imprimées dans la glaise et jamais l’un de leurs pas ne s’en écarte.

Père poursuit sans la moindre émotion dans la voix :

- Tu as échoué, puisque Razus Aejena est l’empereur des lézards que tu combats. Tu ne serais pas ici, si tu n’avais pas échoué.

Le sentier monte, Jean est las, ses jambes sont lourdes et sa voix traînante :

- Comment aurais-je pu échouer, puisque je n’ai pas subi l’épreuve ?

- Ne sois pas naïf, Jean, dit sévère papa. Nous sommes en Ether, hors de toute chronologie. Je puis t’en entretenir, puisque je suis l’incarnation de ton savoir ancestral.

- Alors tu n’es pas toi, paradoxe du Jean, tu n’es qu’une voix au creux d’une image, tels que le sont le Guide, le Vert-Peuple, l’autre Jean et même le portier-démon de l’Enfer.

- As-tu jamais pensé autre chose ? dit père dont la main les invite à s’asseoir sur une pierre plate.

Alors longuement, il leur enseigne les axiomes paradoxaux de l’Ether. Judith l’écoute aussi sagement que Jean est distrait. Le rejeton du baron s’installe face à la mer sur laquelle évoluent de nombreuses galères, dont plusieurs, à la file, sont identiques. Des convois ?

Sarzeau comprend enfin :

ces bâtiments sont uns, un par rangée, diverses phases de l’approche et de l’accostage étant visible, une à une, décomposition du trajet des navires déployés sur les flots.

L’oeil de Sarzeau doit le tromper. Il fait des images moyennes et centrales des galères embouties les unes dans les autres, millimètres par millimètres, microsecondes par microns. Pieux mensonges : il ne voit qu’une douzaine de bâtiments - au lieu d’en voir des millions parcourir inlassablement la même route. Doux rejet de l’oeil commandé par l’esprit et sacheur de ses limites.

Père parle depuis longtemps, bourdon régulier de sa voix de basse au creux de l’oreille :

- ... de cette manière, nul commencement, nulle fin n’est déterminable. A supposer qu’un rien glacial soit l’univers primitif, il fut un Paradoxe originel duquel naquit le Tout, qui du même Paradoxe engendra le rien. Donc, s’efface l’idée de chronologie ; elle renaît dés que disparue ; c’est un sacré bon Dieu de casse-tête que gère le Grand-Sondeur.

- Et le Grand-Sondeur ? réclame Judith à la langue de fillette assoiffée de légendes. Je l’ai rencontré, il avait mon visage.

- Quelle chance... Il ne reçoit d’habitude que sur rendez-vous. Ca n’était néanmoins que votre facette du Grand Sondeur. Ils est un maëlstrom d’intentions spirituelles, lieu et temps où se recyclent l’idée, le rêve, le fantasme, le sentiment, l’impulsion, l’instinct, la prescience comme se recycle la matière au coeur du Cosmos. Il est père de la vie, grand-père de l’homme dont il est pourtant l’enfant.

- Je ne saisis pas tout, dit Judith à la langue déçue.

- C’est chiant, dit Jean,

Alors père lui allonge une torgnole. Et le regard de Judith qu’il croise est sévère. Jean boude.

Et père reprend :

- Où c’est que j’en suis ? Ah, oui... En d’autres termes, l’homme a fait Dieu à son image et vice-versa. Dieu a fait l’homme, puisque l’homme a fait Dieu pour ça...

- C’est vachement pratique, malaise Jean à dessein.

- T’en veux une autre ? dit papa.

Jean se lève sans répondre et reprend boudeur le sentier broussailleux.

Judith et père se décident à le suivre l’air de rien et bien entendu, père reste assis sur sa pierre tout en se levant. Pas Judith. Le baron la suit, la dissèque d’un regard qui s’arrête juste au bas de sa paire d’ailes.

- Un miracle, murmure-t-il.

Judith est ailleurs :

- Jean ! crie-t-elle. Attends nous !

- Effet désastreux, constate père en s’apercevant que Jean accélère. Laissez-le aller : je sais où il va.

L’homme infantile, missionnaire boudeur, file droit devant. Les oreilles bouchées pour ne pas entendre les paroles de Père qu’il dépasse à chaque instant. Le baron semble entretenir un interlocuteur absent d’un sujet grave. Judith, sans doute, qui tout comme Jean ne peut-être qu’une fois en un seul endroit. Elle, au moins, ne se divise pas en multiples parties aux visages divers.

Sarzeau n’a amené que l’amour de Judith en Ether, au mépris, certainement, d’autres parcelles d’elle.

Manque et douleur.

Manque d’elle - déjà - et douleurs à peine perceptible quoique persistante, aux origines inconnues.

Père dit auprès d’un cyprès à son auditrice invisible :

- L’histoire de Jean est ainsi faite. Il ne paiera pas - ou peu - pour les crimes commis, mais pour ses promesses oubliées. Pour un échec en particulier.

...

- Vous verrez bientôt quel est son supplice.

...

- Tenez vous-en à votre rôle, mademoiselle.

...

- Je ne peux rien vous dire de plus. Mais appelez-moi donc papa, mon petit.

Alors Jean éclate en sanglots. Au beau milieu de la fête à laquelle l’a conduit le sentier, sur l’un des coteaux qui surplombent la mer bleue.

Il pleure comme fusent autour de lui les pétarades, les échos des baloches, les baisers hasardeux, les baisers convaincus, les rires d’enfants, ses larmes coulent comme surgissent de la lande chauve les chapiteaux bariolés, les tentes bigarrées où se produisent nombre saltimbanques, illusionnistes, faiseurs de miracles, jongleurs brillants, marionnettistes, ensorceleurs

et les autres,

marchands de rêves,

M. Molière et sa troupe,

fourvoyeurs de boustifaille variée

- de barba papa,

de saucisses moutardées, ensaucées, épicées -

tire-au-flanc et tape-à-l’oeil

et le public réjoui,

autant de Sarzeau enjoués au milieu desquels pleure l’original esseulé. Plus loin, la Grand’ Roue aux mille fanions claquetant au vent, les flonflons ronflants d’une fanfare,

les railleries pincées d’un biniou persiflant,

le tintement des oriflammes aux couleurs de leur province d’Ether et dont les filins d’acier tiquent contre leur mat de fer

et,

sous le soleil des quinze heures, une zone isolée, une colline nue, ventre rebondi des réjouissances.

Le fest-noz, le vrai, se tient bien au-delà, aux environs noctambules des vingt et une heures. Le vent après minuit porte le souffle jouissant des Cendrillon-Sarzeau ( désobéissantes, donc ) amantes des Prince-Charmant-Sarzeau qu’elles embrassent à seize heure.

- Jean, Jean, dit Judith à la tendre voix, pourquoi ne m’as-tu pas attendue?

Il prend sa main, l’assoit doucement à même le sol, prés de lui et instantanément se sent amplement mieux. Il caresse le bout de son sein, en manière d’excuse.

Elle effleure ses lèvres, pour réclamer son pardon.

Ils l’acceptent vis-à- vis.

Ils s’étreignent.

Ses lèvres ont le goût du crépuscule des fous. Le goût de cet endroit où s’affrontent les paradoxes à leur paroxysme.

Où s’entrechoquent les idées.

Où virevoltent les rêves, papillons translucides.

Où sont lucides les idiots et transis d’amour les cyniques.

Où ceux des prêtres donnés à l’Aejena lisent des louanges à Sarzeau,

où d’hérétiques prêcheurs humains - hérétiques au sens de l’Empire - psalmodiant comme si quelque farceur avait interchangé les Livres Saints.

Où de froids lézards, entraînés à cette tâche accomplissant leur devoir prophétique,

séparent les amants,

assomment un peu Judith, afin de faire cesser ses hurlements larmoyants,

bousculent un rien Jeannot

et le matraquent un peu,

le plongent dans le bain bouillant de leur violence,

où crissent des dents quand elles se brisent,

où craquent des côtes quand on les pulvérise,

où rient des mâtons qui cognent,

où rampe un Sarzeau humilié entre les deux haies des gardiens de la honte,

quand on le frappe, mon agneau,

quand pousse fort au fond de lui le spectre d’un Sarzeau d’antan, vêtu du manteau de sa nullité,

mon gros Jeannot

- m’appelle pas mon gros,

mon gras alors,

mon ventru, mon bidon, ma bedaine, ou ma couille, si tu préfères,

mon tas de merde adoré !

Et l’univers entier de rire avec un René privé de sa mâchoire inférieure ! Et l’Univers des univers entiers de le couvrir d’insultes, d’urine et de salive, de glaires et d’étrons à la suite d’un Jeff lobotomisé qui répète sans pouvoir s’arrêter « suce ! «, « suce ! «, « suce ! «, entre deux cascades d’un fou rire asthmatique,

baveux et sanguinolant !

Le Bêtes,

à moi,

les Bêtes !

hurle-t-il.

Mais :

Gros bêta mon agneau gras !

s’exclament-elles, vertes-poilues, rose-plumées, rondes ventrues, mille-patteuses, longues-annelées, congénitales crétines, mailles-enchaînées, membraneuses bleues-veinées, unicellulaires spongieuses, argilo-calcaires, chrétiennes-démocrates, rupestres-paléolithiques, maniaco-dépressives, prospectrices placières, éternelles-neigeuses, volontaires homicides, patenôtre dominicales et dimanches ordinaires, gastronomiques itinérantes, constantes emmerdeuses, patibulaires scrapeuses, tourneuses-fraiseuses, mezzo-soprano, constantines épisodiques, instables caractérielles et spécialisées éduquantes, délictueuses récidivistes, chômeuses longue-durée alcalines en fin de droit, éthyliques chroniques, déliquescentes hémiplégiques, hémistiches presbytes, ptérodactyles pubères, obsolètes chrysanthèmes, cramoisie primesautières, saliques fossilisées, gibeuses galbées, téléologiques hellènes, ce nonobstant quelques compensations sympathologiques :

- Bêta, bêta tu es, notre calice d’ambroisie,

notre calisson d’Aix,

notre sucrerie acidulée,

notre bourbon aux saveurs fleuries,

notre adoré chapon gras,

notre magret aux morilles sur son coulis de framboises,

notre douceur caramélisée

et aussi

notre fièvre carabinée,

notre passion christique,

notre essence extatique,

notre substance transcendantale,

notre transport supra-cosmique !

« Nous sommes toi et tu es nous,

nous sommes ceux-là et ils sont toi,

nous sommes là !

Où ça ?

Ici !

Vois-ça !

Nous sommes ici, nous sommes là, nous sommes en eux, nous sommes en toi !

Les Bêtes, les Bêtes, dissoutes en eux ? En cette foule aux railleries célestes, lézards, ombres humaines aux traits connus, ces Jeff, ces René, ces concierges Jésus-José-Mariantès, ces épiciers aux souhait de bonheur peu sincères, ces portugais pépiant, ces Momo grondants, ces Yvonne aguicheuses, ces stupides Suzy, ces femmes qui passent hors de sa portée et le font rêver la nuit ?

Les Bêtes, est-ce bien vous ? Pourquoi ne me soutenez-vous pas dans l’épreuve ? Pourquoi dois-je parcourir en rampant cette pénible route, plutôt que d’être porté par vous sur le trône de ma gloire ?

Parce que tu commandes, maître adoré et nous exécutons ! Tu commandes ton procès et nous t’y conduisons, tu veux savoir ta faute et nous te la montrons !

Regardes !

Nous sommes tes omissions ! Nous sommes ces enfants misérables que tu n’as pas secouru, nous sommes ceux qui ne seront pas

- et parmi eux, combien de bienfaisants -

car tu as anéanti leur ascendance,

nous sommes cette femme violentée que tu ne parviendras pas à sauver,

nous sommes le malheur que tu sèmes comme les blés,

nous sommes les fleurs arrachées,

les vies mutilées,

les amours déçus,

les rêves froissés,

dont tu es la cause,

dont ta fuite est la cause,

dont la cause est ta Mission endossée et non achevée !

Regardes-toi !

Jean écarquille ses yeux cloqués qu’un voile de sang pourpre obscurcit et voit une mer mouvante - soudain silencieuse - de tignasses et de regards tournés vers lui. Il lit dans ce livre ouvert le récit de leurs espoirs

de leur volonté farouche que tout cela ne soit pas si absurde,

si vide de sens,

si dénué d’aboutissement ;

l’épreuve quotidienne de leur lever

- après avoir fait l’effort de croire mourir toute une nuit -

l’amas de ces petites douleurs à peine perceptibles mais si persistantes, piquées au canevas de leur dépouille charnelle,

ce, du lever au coucher

et même au-delà,

au-delà de ce que peut emmagasiner leur fragile mémoire ;

que cette gageure, enfin, nommée, prénommée, susnommée "vie" ne soit pas un accident naturel se générant par lui-même,

se nourrissant de lui-même,

s’anéantissant au bout de lui-même et rempli entre temps de quelques sursauts événementiels

mais,

pourquoi pas,

les pièces mélangées d’un puzzle cosmique dont la réalisation donnerait un visage à l’Absolu,

à cet au-delà de soi-même - jardin d’Eden au portail désespérément clos.

Le puzzle serait un tableau multidimensionnel au sein duquel chacun aurait sa place, oeuvre grandiose et improbable peintre.

Il voit cet espoir en eux, s’y reconnaît et s’y complète, s’y glisse et s’y complaît,

comme ils se reconnaissent en lui et réclament de leur voix muette la venue des temps nouveaux qu’il leur a promis,

comme le curé dont la soutane noire racle à n’en plus finir le sol mal dallé d’une église qui sent le moisi

et comme à tout un chacun qui a fréquenté l’école des souvenirs d’ici-bas,

leur a promis un salut céleste,

éternel, doucereux et utérin.

Alors il a su ce qu’il était pour eux.

Il a su ses propres promesses.

Il a su qu’il sont lucides,

tout comme il est lucide,

conscient

qu’il ne peut

les tenir, ses promesses.

C’est ce qu’il-ils se-lui reprochent.

Alors ?

Qu’attendent-ils maintenant ?

Son plaidoyer ? Ses excuses ? Son pardon ?

Que peut attendre une foule d’êtres disparates - quoiqu’éléments d’un même Moi - aux vêtures bariolées ou ternes,

guenilles ou somptueuses livrées,

bedonnants bidonnants ou échassiers osseux,

ressortissants du peuple phallique,

indigènes des îles du Mont de Vénus,

demi-dieux de Spartes, de Thèbes, d’ailleurs, Hellènes, Italiotes, Angles, Slaves, Ibères, Bantous, Nippons, Annamites, Sémites, Sélénites, Cévénols, Finnois, Franc-Comtois, Frisons, Guaranis, Mandarins, Siciliens et Lombards, lézards bien sûr,

mioches, rejetons du jour,

ou copains de comptoir du vieux Noé,

venus et réunis comme à la pendaison, à la coupe, à la foire,

mâchouillant ça et là et où c’qu’y’a de l’ombre si possible un tiers de baguette garni là

de claquos-cornichons-concombres,

brie-rillettes et autres terrines,

ici brousse des brebis du Béarn-pâté d’épinards arboricoles aux pois écossés ( d’Edimbourg ) concassés éclaircis d’une crème de mandragore doucement réduite dans un fond d’escargots au beurre persillé, suprême d’amanites frappées de calvitie au croûtons aigres-doux de frangipane citronnée dans leur fricassée de merlans

et autres marsupiaux

et même des merguez,

dans la brise un rien banlieue d’une atmosphère Tour de France et Coupe d’Europe, Jour de France,

voire,

si l’on veut,

Point de Vue Images du Monde,

qui aurait enchanté le parfumeur en chef des rayons d’esthétiques de la Samaritaine,

que peuvent-ils attendre, donc, d’un être à demi nu,

tremblant et fragile,

ahuri par les révélations qu’il se fait à lui-même,

couvert d’autant d’humiliation que d’urine, de glaires, de salive et d’étrons,

aussi fragile, en somme,

aussi peu consistant et signifiant face à l’Univers que n’importe lequel d’entre les mortels ?

Rien, mon croquignole, ils n’attendent rien que l’aboutissement de tes promesses.

Qu’ai-je fait ?

Rien notre ocre pâtre, rien que de promettre l’improbable,

rien que d’endosser leurs crimes et les laisser croire à leur pureté,

rien que d’affirmer à coups de pistolets pouvoir écarter de leur vie mort, crime, souffrance, oppression, corruption, gris du ciel et pluie du coeur

et tu fais rien qu’à vouloir mourir pour leur salut,

puis t’es coupable,

coupa-bleuh, coupa-bleuh, coupa-bleuh !

chante le choeur des fillettes en robe blanches et aux cheveux tressés de lys,

qui fait la ronde autour du-le Sarzeau,

croquignolant au passage ses virilités dévoyées.

Alors, et parce que

le chant de ces pures

chipies se vrille à

ses oreilles, crève

son crâne, transperce

sa cervelle où se

nichent ses ultimes

défenses, parce que ces

sorcières en socquettes

blanches agitent sous

son nez les fanions

du fanatisme et parce

qu’il ne peut attendre

aucun soutien de

quiconque, d’aucune

de ses mille facettes

réunies ici pour le

voir châtié, mêlées

savamment comme au-

tant de phonèmes d’un

gigantesque acte d’ac-

cusation, parce que

des femmes en voilet-

tes noires se jettent à

ses pieds en affirmant

qu’il - lui - les a tuées, parce que les gars du syndicat haussent les épaules d’impuissance en invoquant la Très Sainte Conjoncture Actuelle, parce que le curé dont la soutane noire racle à n’en plus finir le sol mal dallé d’une église qui sent le moisi le maudit en l’appelant Satan, parce que celui-ci n’apparaît nullement et que le Christ reste figé dans sa béate posture, parce que le Vert-Peuple accouru au supplice prend les poses lascives et soumises

de ces filles en jarretelles qui naissent un soir au détour d’un rêve doux et disparaissent à l’éveil, parce que les hommes des Jours Tranquilles hissent leurs enfants sur leurs épaules afin qu’ils voient mieux le spectacle, parce que les lézards triomphent et l’abaissent bien bas, le Messie déculotté et qu’ils vont faire cesser les humiliants prémices au supplice, parce qu’enfin, Judith a disparu, il dit : « Finissons-en «. Sans force, dans le filtre vocal d’une

boule de peine. Et pourtant,

sa voix semble porter

aux confins de l’Ether,

car lui répondent d’aussi

loin la valse rouge des

suppliciés, la ronde des

coups, la sarabande des

insultes, la java grisâtre

des regrets, le tango bleu

des virilités atteintes,

la samba écarlate des

plaies béantes, la bourrée

crotteuse, vert caca d’oie,

ocre et brune du chemin

de croix parcouru à

genoux et le chant glaireux

des putréfactions, dégé-

nérecenses, dégradations, verts-de-gris et poisons lents, gangrènes et mégots de Gitanes sans filtres écrasés dans le fond d’une boite de cassoulet froid. Ces mots, en vérité, sont connus depuis toujours. Alors: il faut en finir. Mais on ne peut mourir en Ether ! Telle est la réponse, mon gras agnelet, quelle est la question ? Oh, Jean... Tu es donc venu. Moi, mon agneau grasselet, je m’en serai voulu d’avoir loupé ça... Sauve-moi, Jean, sauve-moi !

Tel n’est pas ton désir

réel, mon adoré Moi-

même. Jean, Jean,

pourquoi m’abandonnes-

tu ? Mais je suis là,

crois-moi. Que vont-

ils me faire ? Eux ?

Oh, je-tu-nous vais-

vas-allons t’é-

pingler là dessus...

Le supplice ! Il faut,

afin de bien réussir

ces choses-là, un sup-

plicié d’importance,

une colline nue et

noire de monde, des

gardes armés de pré-

férence impériaux, un

ciel geignard bouillo-

nant de menaces ora-

geuses, bien sombre

et tirant sur le mauve,

une croix de bois dur,

( le supplicié, pour

plus d’intensité dra-

matique peut porter

la croix dés son en-

trée en scène ), une

atmosphère passionnel-

le aux relents mysti-

ques avec femmes qui

pleurent, un marteau,

trois clous, un peu

de savoir-faire et de

bonne humeur. On peut

ajouter au décorum deux

suppliciés de moindre

importance, tout en

conseillant à nos amis

les bourreaux de ne

pas trop torturer ces

derniers, de les cruci-

fier en retrait et

surtout, surtout de

choisir de sujets

manichéens à souhait

de manière à ce que

les enfants puissent

comprendre ( cette

option n’a pas été

retenue dans le cas

du présent messie, ni

celle du Saint-Suaire -

une sorte de sweat-shirt

destiné à recueillir les em-

preintes du crucifié - ce afin

d’éviter la surcharge scénaristi-

que - Nd Chr.off. ), en bref, ne pas

atténuer l’intérêt de l’attraction prin-

cipale. Comment procéder ? Il convient tout

d’abord de livrer le crucifié à la hargne popu-

laire tout en surveillant son état de dégradation.

Quelques hématomes suffisent. Le gros du dépeçage

se fera lors d’une parodie de couronnement où seront

rappelées les charges pesant sur le coupable et où quelques

gardes feindront de se soumettre à ses commandements, puis lui cra-

cheront au visage - ce qui provoque toujours son petit effet selon les

bizutés de l’Ecole Supérieure des Intolérances Religieuses et Civiles

( L’ESIREC ) la fringante cerise des gâteaux réussis ! la volonté du sujet

doit ramollir jusqu’à former une pâte souple et fluide. A ce stade vous pour-

rez procéder à la crucifixion proprement dite. C’est très simple : ficelez le su-

jet aux montants de la croix, puis plantez les clous aux poignets et aux chevilles.

Brisez les jambes à coups de bâtons. Laissez faisander. Le secret du Chef ! pour

éviter la perte de conscience trop rapide du supplicié au moment de la mise en croix

clouez-le sèchement et fermement, afin d’obtenir

un craquement brusque des os. Ravivez les

plaies à l’aide d’une éponge trem-

pée dans de l’eau et du vin-

aigre. Vous devez en-

tendre un toc-

toc-crac

net, puis

une plainte.

Mais non.

Alors ?

Alors :

toc-tac,

un cri

et tac

le Cri.

Et toc.

...

Au commencement était le Cri. Pour ce qui est du Verbe, l’Univers dut attendre d’entrer au Cour élémentaire première année.

Si il advient que l’on rencontre l’empereur Razus Aejena, on le trouve beaucoup plus petit et beaucoup plus malingre que ne le laissent présager sa gloire et sa grandeur.

Son palais d’Attenderepolis, la cour :

- La Terre, dit l’empereur, est une fanfreluche qu’il plaît de voir pendre à mon chapeau.

Et d’agiter son panama du bout de ses doigts griffus pour faire applaudir la cour souriante.

Malingre et pâle : il souffre.

Ici de plaies ouvertes. Nu et tremblant dans une forme non achevée. Il crie.

Là de rancoeurs purulentes. Quand ( et où ) le souffle tiède des langueurs amoureuses d’amants réunis ( enfin ) lui parviennent. Il crie de même.

Une seule douleur, un seul endroit, un seul instant - où les deux boucles de l’Anneau se lient en un coeur doré : le Cri.

 

 

 

 

CHAPITRE DEUX

 

 

 

 

Alors Judith s’est dévêtue.

- Mets-toi nue, avait dit Jean.

Elle a hésité, fait semblant de ne pas comprendre, s’est immobilisée prés du lit, pas très loin de la porte d’entrée, elle a scruté Jean par en-dessous, puis elle n’a plus rien fait d’autre.

Ah, si.

Elle a lissé l’arrière de sa robe avec le plat de ses mains comme le font les femmes quand elles vont s’asseoir pour ne rien froisser sous leurs fesses. Mais elle, elle est restée debout. La lueur du vitrail de la cellule monacale a joué des couleurs sur l’onde de ce bref mouvement. On croit y voir des papillons translucides qui volent au creux des plis du vêtement, une sobre pièce de toile crémeuse qui enceint la femme de son cou jusqu’à ses chevilles.

Sarzeau déglutit d’envie et il doit, pour refouler son impatience, inspirer profondément à s’en étrangler presque, à cause de la salive, plus lente et moins fluide que l’air qui afflue dans sa gorge serrée.

- Mets-toi nue, a insisté Jean au trouble décroissant, l’air macho, repoussant du bout de sa botte une bûche menacée d’extinction au coeur du foyer, dans la cheminée pariétale.

Les mains dans les poches, manière de montrer qu’il attend. Qu’il attend le dénouement prévu.

L’inévitable dénouement que ne fait que reporter Judith, à quelques mètres de là au plus. Sur le conduit renflé de la cheminée, dans le miroir au cadre de bois brut, il se voit beaucoup moins bouffi et joufflu qu’il ne l’a été, nimbé d’une forte aura au sein de laquelle on discerne une lourde histoire pleine de révélations.

Le regard inquisiteur qu’il lance à Judith par le biais de la glace veut confirmer que l’ordre lancé ne souffrira pas de contestation. C’est le seul qu’il s’est permis d’adresser à l’Ange depuis qu’ils s’aiment ouvertement - des années-lumière ! - mais c’est ce que nécessite la gravité de la situation.

Judith, en effet, a émis un doute.

Judith a dit :

- Il est possible que vous ne soyez pas Jean.

Jean peut tout supporter de Judith, à part le doute à son égard,

cela le fait cruellement souffrir,

or il a suffisamment souffert pour la retrouver ici.

Il y a eu tout d’abord l’inconcevable souffrance du supplice qu’il subit.

Si peu concevable qu’il ne l’a d’ailleurs pas conçue, comme l’annonçaient les Prophéties, il l’a tout bonnement refusée. Il s’est extrait dés que s’est approché le sommet des douleurs, de cette enveloppe torturée, misérable et sénile, qui reste, elle épinglée à la croix. A sa place, une chose luisante se tortille, une sorte de ver sanguinolant habillé d’un placenta dégoulinant.

Tous les regards sont tournés vers la croix. Toutes les voix vers le Miracle naissant. Il regarde, comme les autres, de ses grands yeux enfantins fascinés par l’horreur. La chose frétille sans arrêt. Apparemment, sur un cycle au rythme défini et répétitif

et l’on dit ça et là que la chose est issue du rebelle que l’on a crucifié, à quelques minutes de là,

sur la colline de droite, donc - la même, mais un autre exemplaire -

et que la chose ici présente est l’empereur. Et ça crie. Un truc terrible qui vous remue les entrailles.

Dans la foule, quelques intellectuels tentent de savoir si l’on peut déduire le premier fait du second,

de savoir lequel est le premier, lequel est le second,

à savoir si l’empereur naquit du rebelle, ou le Sarzeau de l’Aejena.

Lui s’en moque. Il ne sait pas qui sont Razus Aejena et Jean Sarzeau. Il ignore d’ailleurs jusqu’à son propre nom.

Il va sur l’autre colline - la même, mais plus loin - ou doit donc se tenir l’autre crucifixion, celle du rebelle. Il ne voit toutefois là rien de bien intéressant ; une croix vide sur laquelle on plante trois clous comme si l’on avait oublié d’y mettre le crucifié.

Une foule excitée, pourtant, comme à la foire du Trône et les mêmes intellectuels se posant les même questions, mais à l’inverse,

à savoir si le rebelle naquit de l’empereur ou l’Aejena du Sarzeau.

Il constate qu’il est fatigué. Comme si il avait longtemps marché, ou subi quelque épreuve épuisante. Aussi dort-il. Ni le jour éblouissant des seize heures vingt, ni la rumeur de la foule ne l’en empêchent.

A son réveil, il voit la même lumière, la même scène, les même personnages et entend la même rumeur, les même répliques, aperçoit la même croix vide et perçoit plus loin le même cri effroyable

et s’en désintéresse.

Il a erré. Longtemps ( loin ). Des milles et des milles en une plaine de plus en plus misérable et désertique à mesure que l’on s’enfonce dans un hiver de plus en plus tenace, que l’on traverse des printemps brefs et des étés rachitiques.

A l’air naïf qu’il affiche, on applique à cet errant, dans le village

- toujours le même village, mais de loin en loin, de jour en jour -

le quolibet d’Innocent. Jean l’Innocent.

Ainsi en déduit-il qu’il s’appelle Jean. Comme le rebelle dont les hommes chuchotent le nom sur la place du village,

toujours ce même village qu’il traverse au cour de son errance,

épuisé,

assoiffé,

tenaillé par la faim,

ce patelin où rien ne change jamais,

sinon qu’au cours des années qu’il traverse la situation générale se dégrade,

les maisons délabrées ne sont plus réparées,

les rues sont de plus en plus boueuses,

les habitants de plus en plus faméliques,

les pillards de plus en plus cruels - boutant feu aux toits de chaume qui brûleront à jamais ici. Et vas-y que je t’en met pour l’Aejena, et que je t’en rajoute au nom de Sarzeau, une torche pour papa, un incendie pour maman - fait ton deuil petit paysan, fait ton deuil, y’a plus rien à voir...

Mais lui, il marche.

Au travers des plaines où, d’une année à l’autre

- il compte ses pas pour connaître les distances et les heures -

le printemps ne parvient plus à percer, la nature à verdir.

Mais lui, il ne se pose pas de questions.

Chaque chose qu’il voit est une réponse en soi.

Il fait jour.

Il fait nuit.

C’est un crépuscule. C’est une aurore.

C’est une fleur. C’est un papillon. C’est un champ cultivé. C’est une clairière sauvage. C’est un jour de plus traversé. C’est un rêve et rien de plus.

C’est une limace. C’est un rat, c’est un cafard, c’est l’automne...

Mais un jour

- à trois kilomètres en amont de ligne du crépusculaire -

un jour où une fête chétive honore une maigre récolte,

où de misérables musiciens aux doigts amputés tentent d’extraire de ce jour gris comme les autres des joies au visage terne,

une java grise,

y’a eu ce gars solide au visage sympathique qu’était assis sur le capot d’une Cadillac rose et jaune.

- Jean ! l’a-t-il interpellé.

Moi ? s’est dit, Jean. Puis il s’est approché du gars, comme à chaque foi qu’un quidam l’appelle par ce nom pour lui faire l’aumône, ou pour l’insulter, ou pour le frapper afin de se défouler sur plus misérable que soi.

Il a dit, le gars :

- Je t’emmène.

Il l’a fait monter dans l’automobile. Cela paraissait familier à l’Innocent, bien qu’il soit persuadé de n’être jamais monté dans une auto aux sièges de cuir véritable. Ni dans aucune autre auto, tout compte fait. Ni d’avoir jamais approché de conforts si vastes et si marqués.

L’homme à la bouille ronde si sympathique ( il souriait toujours et Jean se sentait toujours obligé de lui rendre son sourire ) l’a trimballé sur un axe différent, dans un désert aux courbes troublantes tant elles étaient captivantes,

aux formations calcaires nombreuses et difformes,

aux canons profonds, sombres et frais, un endroit différent.

- Les choses se dégradent, Jean, a affirmé l’homme après mille kilomètres de voyage silencieux.

- Qu’est-ce que ça veut dire ? a interrogé Jean.

- Les limaces, les cafards, les rats et le gris du ciel, a répondu l’homme

et Jean a compris ce qu’il voulait dire.

- La boue, a-t-il dit, le feu aux chaumières, les hommes si maigres... Pourquoi ?

- Parce que le Messie a disparu, a répondu l’homme. Et sais-tu où il a disparu ? C’est cocasse

- Non.

- En lui-même, dans un univers où tout est lui !

- Ca doit être un sacré plaisantin, s’amuse Jean.

- En effet, sourit l’homme. Mais cela pose un problème grave.

- Ah ?

- L’empereur...

- Ah...

- L’empereur et le Messie ne font qu’un, vois-tu... D’ailleurs, Razus Aejena est un anagramme de Jean Sarzeau... et vice-versa.

- Qu’est-ce qu’un nanagramme, l’interroge Jean.

- Peu importe... dit l’homme dont la main balaye l’air comme pour éventer la question. Ce qui est important, c’est de se rendre compte que l’un comme l’autre ont accès à ce monde

- comme les deux membres d’un même couple ont parfois accès au même compte bancaire -

- Ah, oui, opine Sarzeau à qui la métaphore évoque quelque chose de connu sans qu’il parvienne à se rappeler quoi, et qu’en l’absence de Sarzeau, Aejena tire seul les ficelles, au détriment de cet univers bien sûr, sans quoi l’autre ne serait pas le Messie...

- J’y comprend rien, l’interrompt Jean.

- Mais si... affirme l’homme. Toi y en a comprendre que le Razus est néfaste, le Jean bon...

- Euh... Oui...

- Je me moque. Mais il est important pour toi de comprendre qu’il faut retrouver le Messie...

- Une mission, quoi, simplifie Jean.

Le mot mission le fait frémir, lui qui en temps normal ignore les sensations provoquées par les mots ( surtout par les insultes, à vrai dire ).

- En quelque sorte, reprend l’homme au sourire figé comme un trait de sa physionomie. Le problème, c’est qu’une personne chargée d’une telle mission pourrait confondre le Messie et les divers aspect de son Moi - nombreux - dont l’empereur... Une différence notoire, toutefois, subsiste entre eux : en Ether, l’empereur est multiple mais semblable à lui-même dans toutes ses divisions, le Messie est un mais partout différent...

- Et comment vais-je le voir, moi, si c’est bien moi qui suis chargé de cette mission de dingue ?

- Tu verras plus loin ce que tu peux voir, énigme l’homme, confirmant tout de même que Jean l’Innocent est chargé de ladite mission. Trois personnes, ici, sont unes : Judith, toi et moi.

- Et le Messie ? a demandé Jean.

Mais l’homme s’est tu. Comme si Jean avait quelque déduction à en faire. Mais cela le dépasse. Alors il a interrogé l’homme :

- Qui est Judith ?

- L’Ange, a répondu l’homme.

- Ah, qu’il a fait Jeannot. J’en ai déjà entendu parler... Au village, sans doute.

- Sans doute.

Et l’homme n’a plus rien dit. Mille kilomètres après, Jeannot :

- Pourquoi m’a-t-on désigné moi, l’Innocent, pour accomplir cette mission?

- Je te l’ai dit : tu es un ici. Et tu es magicien.

- Moi ?

- Toi.

- Non.

- Mais si.

- Abracadabra, a lancé Jean pour rire.

Et un bouquet de fleur a subitement poussé dans sa main.

Mille kilomètres durant, il a cru que c’était un tour du conducteur,

mais à chaque foi qu’il y pense,

naît un autre bouquet dans sa main

et puis on a fait huit mille huit cent quatre-vingt huit kilomètres, il ne faut plus s’interroger, mais prendre du repos, aussi s’arrête-t-on sur le parking d’un motel.

Le tenancier dit :

- Tout est réglé monsieur. Puis-je vous être utile à autre chose ?

...

« Oui, monsieur. A Attenderepolis.

...

« Dix ans à l’est, monsieur.

...

« De rien, monsieur... Merci, monsieur, monsieur est trop bon.

On ne lui a pourtant rien demandé... Mais il ne faut plus s’interroger, ni interroger qui que ce soit, il faut se coucher. A l’éveil - l’homme est sa Cadillac rose et jaune se sont évaporés , le réveil de la sobre chambrette marque bien entendu la même heure qu’au coucher.

Sarzeau demande au tenancier :

- Combien vous dois-je ?

...

« Ah bon... Oui, sauriez vous me dire où se trouve l’Ange ?

...

« Où est-ce, Attenderepolis ?

...

« Ah, dix ans à l’est. Merci bien, monsieur...

Et Sarzeau ( parce que tout de même, il n’est pas assez stupide pour ne pas avoir trouvé la solution à l’énigme de Jean d’en haut, même que le retour de conscience l’a fait vomir toute la nuit dans la nature et c’est long, une nuit d’hiver en Ether ) a laissé au brave homme un billet de dix paradoxes comme pourboire.

... !

Le principal, dans ce genre de choses, c’est de garder son sang froid - voire de garder son sang tout court. Parce qu’il a tout de même dix ans à parcourir avant de retrouver sa Judith

et que ça fait rudement long

( bien plus long qu’une nuit d’hiver en Ether )

même si l’on se distrait parfois,

soit en volant des voitures pour aller plus vite,

soit en faisant des tours d’illusionniste ici et là,

soit en frisant l’adultère en la couche de quelque sirène ou autre nymphettes tout autant tentatrices que sont insistants leurs tétons rutilants

et dans l’oubli momentané que provoquent tous les autres marasmes, incidents, accidents inhérents aux Odyssées ;

enfin il parvient ici.

Ici.

On appellera cet ici... le Purgatoire, car ça n’est ni le Paradis aux plages qui bordent l’éternel océan, ni cet enfer dont le portier-démon, avant de s’enflammer, révéla quelques aspects,

ni non plus le plan terrestre où Karola et Sarzeau s’embrassent éperdument,

une mise en bouche mutuelle au tanin d’un grand Bordeaux,

un gigot tendre et flageolets fondants,

mais froids, maintenant,

sertis dans leur graisse blanche comme des émeraudes dans l’ombre de la tendre affaire,

vidés, nos agneaux, de leur conscience qui est là.

Ici, c’est le coeur de l’Anneau,

centre gravitationnel à partir duquel s’évasent les deux boucles d’or en deux sens opposés - quoique le mot « sens « soit sans valeur en Ether, mais il faut pouvoir décrire une chose aussi complexe que ce Grand Huit en des termes appréciables par nos mains qui palpent la matière et sur nos yeux qui considèrent qu’aujourd’hui est suivi de demain et précédé d’hier.

Ici vaquent à perpétuité des Sarzeau et de Aejena ainsi que certaines de leurs connaissances terrestres qui hantent ce décors fantasque ; des combinaisons inattendues, parfois, qui sont des additions des uns et des autres.

Ici se dresse une cité. Une immense cité dont on ne connaît ni le commencement, ni l’étendue, ni la profondeur, ni la fin. Une ville aux architectures multiples, aux rites et aux coutumes aussi indénombrables que sont les quartiers et les faubourgs, les souvenirs et les désirs des âmes désoeuvrées qui en ont tracé le dessin : il suffit en fait qu’une volonté quelconque exprime son idée pour que se dresse un nouvel immeuble sur les fondations qu’occupe déjà une bâtisse sans qu’ils ne se gênent aucunement.

Ici, on s’invente pour emplir son immuable éternité de petits destins multiples ou de grandes histoires qui durent longtemps,

ou on flotte sans but dans une totale liberté, on est comme accroché par le col à sa moite apesanteur. On attend.

On se joue un destin, puis un autre, quand le premier semble éculé et comme chacun de ces destins est par avance conçu, joué, achevé, commencé, on crée du Paradoxe. C’est monnaie courante et monnaie d’échange,

le Paradoxe est la devise d’Ether.

Le Paradoxe provient de la non-chronologie qui règne ici en maîtresse permanente,

non-chronologie avec laquelle certains savent flirter jusqu’à en devenir des maîtres. Ils deviennent sorciers, enchanteurs ou magiciens, ils reçoivent des titre nobiliaires à la mesure des paradoxes créés,

princes du dédoublement,

barons de l’évasion,

ducs des polymorphies,

rois de l’impalpable

et le Très Unique Empereur de l’Univers Absolu.

En fait, tout le monde est plus ou moins mage - chacun patauge à chaque instant dans ces destins simultanés,

dont on ne perçoit que des instantanés, des extraits choisis

et e leurs protagonistes,

un visage, une voix qui sont des points communs à toutes les histoires que l’on vit en même temps.

L’habileté des Maîtres du Paradoxe est révélé par leurs tours de passe-passe avec l’inconcevable.

Ah ! Ces pirouettes de douleur dans l’Ether ! Ces volcans qui surgissent de la terre, engloutissent des villes entières quand ils bavent la flamme d’un esprit rieur, ces quartiers envahis de cloportes parce qu’untel est heureux,

rien n’est assez beau,

rien n’est suffisant,

rien n’est assez fort pour gagner son titre et sa distinction dans ce bordel d’âmes ambitieuses aux intentions qui s’interfèrent

et parviennent malgré tout - c’est le plus beau des tours - à s’accorder les unes aux autres des bouts d’infini!

Mais par dessus tout, on attend.

D’ailleurs, cette cité fascinante,

plus impertinente que Babylone,

plus glorieuse que Rome,

plus perspicace qu’Athènes,

plus misérable que Calcutta,

plus maudite que Salem,

plus brumeuse que Londres,

plus joyeuse que Bahia,

plus grouillante que Tokyo,

plus meurtrie que Beyrouth,

plus divisée que Belfast,

plus folle que Berlin,

plus impériale que Washington,

plus révoltée que Petersbourg,

cette bourgade aux milliards d’âmes perdues dans le rien et qui s’accommodent de leur patience,

cette ville a pour nom Attenderepolis.

C’est la capitale de l’Empire des bestiaux,

à paradoxe obligé,

celle de toutes les libertés et des plus doux mirages que côtoient d’horribles crimes que l’on admet sans plainte.

C’est la cité du plus habile des mages,

l’empereur,

tyran aux noirs desseins

- et blancs et gris et verts et roses, comme tout se dément toujours en soi ici ! -

Razus Aejena Premier le Miracle,

Primari Razus Aejena Mirari, son titre bestial,

Pram le Grand pour les intimes.

Il a pris possession de l’Ether au coeur de la simultanéité, c’est à dire, toutes éternités confondues, au centre de l’Anneau.

Il a lancé ses lézards

- qui sont des clones de sa propre personne,

pour dire qu’il a l’air d’un gros varan, lui -

un petit peu partout, ici et outre Ether,

en Enfer aussi,

parait-il.

Il n’a pas touché à l’innommable temple,

la Blanche Bâtisse,

ni à ses plages sur l’Eternel Océan.

Certains de dire que c’est au-dessus de ses moyens,

d’autres d’affirmer qu’il parviendrait à conquérir cela sans peine,

mais que le respect presque religieux qu’il entretient pour cet endroit est le plus cher de ses paradoxes.

Toujours est-il que nul ne saurait dire comment ce Razus Aejena s’y est pris pour pousser si loin l’art de manier les Paradoxes, et devenir par conséquent l’empereur de ce fichu Absolu.

C’est qu’à vrai dire, personne n’a jamais pensé de Pram le Grand qu’il n’est pas la représentation astrale d’une personne quelque peu grisée par cette apesanteur enivrante, mais à dire vrais, qu’il est l’image d’une certaine idée morte. Ou tout au moins, partie de cette image, la moins brillante.

Jean sait cela.

Il sait à peu prés tout de Razus Aejena, d’Attenderepolis,

il possède pour ces deux savoir un immense pouvoir.

Jean sait.

Judith croit.

Karola savait,

Sarzeau imaginait.

Mais ils ont vécu séparément quinze années terrestres d’épreuves dans ce non temps

et si anachronique est le monde autour d’eux,

eux qui ici sont vivants,

eux sont soumis à la chronologie qu’ils savent sur Terre,

sans qu’aucune vieillesse ne vienne toutefois gripper leurs articulations. Autant dire que caché parmi des hologrammes qui n’ont d’autres soucis que leurs Paradoxes et leur simultanéité, ils sont vécu quinze années de solitude et d’incertitude.

Alors aujourd’hui est un jour bleu et brillant.

Aujourd’hui, c’est du mieux que tout.

Tout au moins, aujourd’hui serait-il du mieux que tout si Judith qui a appris à croire ne doutait pas face à Jean qui à appris à savoir.

Parbleu ! c’est qu’elle a vu défiler devant elle tant d’imposteurs dans la chambrette que lui prêté à l’étage de sa pension Madame Boyer ! Elle peut un peu se méfier quand débarque devant elle cet Ulysse sans Calypso, ce Christ sans stigmates !

Aussi a-t-elle dit :

- Il est possible que vous ne soyez pas Jean.

Jean a pensé :

Elle ne me reconnaît pas. Ou bien c’est une épreuve, encore un jeu tordu de ces maudites Prophéties.

« Ou bien m’a-t-elle parfaitement reconnu mais ne veut plus de moi - effroyable songe !

« Ou bien ne suis-je tout bonnement pas moi-même : intrus, faux Sarzeau injecté dans le courant régulier des choses ?

Les mots du doute sont cruels et vicieux.

Ils s’enfoncent dans la chair de l’homme comme autant de virus s’introduisant par une mince plaie, porteurs programmés de la désintégration de ses certitudes essentielles et il ne serait plus Jean l’instant après si il ne doutait pas aussi de ses doutes. Ce virus porte en soi son vaccin : si il doute de lui-même, il doute aussi de ses mots, il s’enfièvre et il tremble. Sarzeau est un messie perturbé.

Ainsi le premier « mets toi nue « qu’il lance est une phrase sans conviction, plutôt destinée à lui laisser le temps de se remettre et de dissiper la pénétrante hallucination des papillons translucides sur la robe de la femme,

reprendre son souffle et détourner les yeux,

s’enfuir dans la dans apaisante du feu de cheminée,

mais face à lui, le mesquin miroir au cadre de bois brut où il se voit dans la même image que Judith. Beaucoup moins bouffi et joufflu qu’il ne le fut.

Différent.

Rien n’est donc moins sûr que sa propre identité ? Même la forte aura qu’il perçoit distinctement à ses alentours ne lui apporte aucun réconfort, elle peut fort bien parti de l’entourloupe d’un quidam se prenant pour Sarzeau, en toute bonne foi jusqu’à ce maintenant précis.

Il crâne en attendant devant le miroir taquin. Son visage ne laisse transparaître aucun des douloureux paradoxes qu’il couve dans ses entrailles et qui à leur éclosion pourraient bien le rendre assez riche pour racheter Attenderepolis au complet. L’esprit de l’homme travaille étonnement vite, à la mesure de l’urgence et fut-il un damné des conjonctures, il n’en parvient pas moins à faire le compte rangé des questions qui le ravagent.

« Un, songe-t-il, est-il possible que ma cervelle ait été logée dans un corps qui m’est étranger ? Y’a pourtant pas d’gêne, pas d’grippe dans les rouages. J’crois qu’j’ai juste un peu maigri. Pas d’mal à ça, comme quoi y’a pas que des vers dans le Livarot.

« Deux, poursuit-il et le " 2 " s’affiche en bleu néon sur le fond blanc de sa pensée, ce corps est-il après tout peut-être le mien, mais ma tête est -elle ma tête ? J’en sais trop rien, ma pauv’ foi ( si c’est toutefois la mienne ).

« Trois, déraille-t-il tandis qu’un trois romain rabougri se surimprime sur sa rétine, je ne suis pas du tout moi. Mais alors qui suis-je ?

« Quatre, rebondit-il sur le IV écaillé d’une antique horloge émaillée, je suis tout à fait moi et je n’ai aucune raison de douter encore.

« Mais cinq, souffre-t-il écartelé sur les cinq branches d’un pentacle de craie blanche, si je suis moi, est-elle bien elle ? Pardi ! Faudrait pas qu’celle-là soit l’un de ces clone impérial qui se font frire du Paradoxe sur mon dos pour graisser la patte des préposés aux Sondages ! Faut qu’elle se dévête. C’est pas sous ces frusques-là que je reconnaîtrais avec certitude ma Judith... Si toutefois je suis bien Jean Sarzeau.

Jean Sarzeau.

Son nom dit en entier par sa voix dans sa tête, ça éveille son coeur

et ses certitudes

ça fend le coeur de ses certitudes

comme une formule magique répand,

dans les membres d’une dormeuse centenaire,

la liqueur bouillonnante de ses charmes mystérieux.

Ca y’a pas d’lézard ! chante sa pensée comme un coq au matin,

je suis bien Jean et même si y’en a qui ont plus souffert que moi,

ce que moi j’ai subi,

c’est bien moi qui l’ai souffert,

pas un autre.

Ah mais tout de même.

Il a donc réitéré son ordre, mais pleinement déterminé cette fois :

- Mets-toi nue ! a insisté Jean.

Sa voix est douce mais elle est autoritaire. Son regard pointu dans le miroir révoque l’hésitation pour laquelle Judith cherche encore des prétextes. Le plus tenace des doutes de la belle enfant pourrait tenir dans une affirmation de poche :

Il n’est pas possible qu’une fille de rien comme moi puisse si soudainement retrouver son bonheur. Ce serait trop beau pour le laideron que je suis en Ether.

En d’autres termes, le bel Ange usait toute cette précieuse proximité à douter d’elle-même plutôt que de l’homme, ce qui revient finalement au même.

Oh, bien sûr, il a dit mets-toi nue et elle ne peut désirer nul autre terme de sa bouche, si toutefois c’est bien lui et en supposant qu’elle soit bien elle.

Mets-toi nue, ce sont les mots qu’ont si longtemps clamées les Prophéties au travers de ses songes, mots clef qui doivent leur permettre de reconnaître au moment fatidique de leurs retrouvailles,

comme cette cicatrice sur la fesse droite Johnny qui revient des Guerres d’Irlande lui permet de se faire reconnaître par sa fidèle Elisa. Le soldat unijambiste au visage emporté par un tir de canon se déculotte devant la famille au complet, le notaire, le pasteur qui constatent à tâtons que le cachet du destin est encore bien en place. Une simple servante peut faire l’affaire dans certains cas, à condition qu’elle ait nourri le revenant éreinté à son propre sein quand il était un nourrisson à la peau soyeuse.

N’importe qui, néanmoins, peut connaître cette phrase clef pour peu qu’il sache l’histoire de l’Ange et de Sarzeau, histoire déjà accomplie alors qu’on l’élabore encore, selon les principes du Paradoxe.

Mais Jean a rajouté en se tournant tout à fait vers elle :

- N’aie pas peur, je suis bien moi ! Moi aussi, je vais retirer mes frusques et nous ferons l’amour ! Je veux te voir avant.

Alors Judith s’est dévêtue.

Parce que nul autre que l’unique Jean Sarzeau n’aurait su tendre l’arc de son amour comme il vient de le faire avec ces quelques mots.

Parce que nul autre que lui n’aurait pu assouplir ainsi la raideur de sa défiance,

ni celle de sa foi

- nombre hybrides d’ici auraient vendu leur Paradis pour une nuit éthérique auprès de la Belle,

Pénélope Nitouche est le nom qu’on lui connaît en Ether -

parce qu’aucune autre voix que la sienne n’aurait pu faire trembler ainsi les membres de son corps astral.

Sa robe crème tombe à terre après qu’elle ait dégrafée à l’épaule d’un geste timide mais habitué.

Trifouillis de ses doigts sur les petits boutons de nacre qui clôturent son coquin corset de dentelle blanche,

affolement de ses mains qui libèrent l’enclos ses seins parfaitement dessinés et déjà gonflés à l’idée qu’elle touche peut-être au but,

son ventre sans faute entre ses hanches juste assez creuses

et son nombril par-dessus le cordon de jupon de drap brodé,

ce jupon qui glisse sans effort sur ses chevilles minces et révèle ses bas de soie blanche qu’elle gardera pour s’éviter d’impudiques abaissements

et sous sa culotte à peine opaque, son pubis doré qui s’hérisse.

Mise à bas la culotte, Jean fait un pas vers elle,

( la chambrette d’une médiévale bourgeoisie n’en compte guère plus de trois en largeur ).

- C’est bien toi, murmure l’homme, quelque part entre la nostalgie et la gauche précipitation.

Etrange, toutefois, est la réaction de Judith à son approche :

plutôt que de se laisser saisir par l’amour de Jean, elle recule d’un pas et se colle au mur de pierre nue,

elle plaque une main sur son sexe

et l’autre sur ses seins - quoique dans le compas de son pouce et de son index droit paraisse le téton pourpre de son globe de gauche.

Jean percute de plein fouet ce nouvel obstacle :

mais plutôt que de se laisser saisir par l’abattement, il s’empourpre de colère - du teint blafard de bagnard sibérien qu’il s’est trouvé dans la glace, il passe à un rouge aussi vif que celui du costume d’enchanteur itinérant qu’il porte sous sa cape brune de pèlerin pénitent - il s’avance d’un pas encore et il la menace de sa canne levée au-dessus d’elle.

C’est un ballet rituel, qu’il ordonne de son sceptre de chêne,

les danseurs en sont les Bêtes qui au rythme de son coeur affolé accomplissent ces figures qu’on leur connaît,

elles surgissent une à une d’un trou circulaire à la tempe

- un martyr prochain,

un stigmate prophétisé -

elles forment une ronde car elles sont bientôt cent,

difformes,

diverses et disparates.

Maître de ballet,

chef d’orchestration à la chambre,

l’homme invite d’un coup de sa canne sur le parquet les danseurs translucides comme des dentelles à tournoyer, virevolter, valser ou giguer autour d’une large auréole invisible qu’elles tracent autour de l’homme.

Les Bêtes dansent !

Leurs rites incantatoires on s’en souvient sont terribles,

déchaînés et sauvages sont les chansons d’envoûtement qu’elles psalmodient de leur voix sans mot,

hypnotiques, enivrant sont leurs sauts à quatre vrilles successives.

Elles frôlent la peau de l’Ange

et même,

de cycles en révolutions,

la traversent de part en part

- un jeu délicieux que de plonger pleinement dans sa chair tendre ! -

sans lui causer pour autant la moindre blessure,

Maître Sarzeau peut lui seul désigner l’instant propice au sang

et montrer les pièces de la viande délicate qu’elles peuvent dévorer en glapissant à l’agonie ou au trépas de la sacrifiée,

selon la gravité des dommages qu’elle aura causé dedans l’homme.

L’Ange ne trouve rien dans sa foi qui puisse la sauver,

Sarzeau va la tuer.

Peut-être, après tout a-t-il hésité trop longtemps,

à preuve les bouillons de colère qui l’échaudent et l’oubli complet des tendresses,

des affections,

un trou à sa place,

une haine.

Intense.

Voit-il trembler sa main,

sent-il sa gorge le tordre comme un linge à sécher,

l’odeur piquante de ses sueurs froides ?

Frappe, l’homme !

Sois toi enfin sans le regard scintillant de ton amour. Sois sans scrupules, cette Judaelle aurait dû te donner si tu ne l’avais tuée !

Les scrupules, n’y songe pas. Il te suffira de les oublier,

par deux fois,

de grimper au palier supérieur de ta folie :

c’est oublier sûrement .

Allons, missionnaire ! Pourfend ta gémelle !

Mission ! Ce souvenir qui revient... Je vais abattre mon sceptre sur son crâne fragile, le fendre, l’éparpiller en mille parcelles !

Hein ?

Je vais la cogner avec mon bâton !

Ah... Va !

...

Mais quoi ? Tu t’arrêtes missionnaire ? Tu ne portes pas ton coup ? Continuez les Bêtes, ne cessez pas de danser, le spectacle doit con-ti-nu-er ! Alors quoi ?

Je...

Quel empêchement t’arrête au seuil du meurtre libérateur ? Ca n’est tout de même pas l’émoi,

l’émoi que provoque en lui le masque terrifié à n’en pouvoir hurler de la Belle ?

Mais si, mon gars.

Pour l’avoir vue une fois apeurée, il y a fort longtemps dans une berline noire qui fend de ses lustres la nuit d’une rue bourgeoise et d’être souvenu d’avoir trouvé l’amour par derrière la peur,

sa puissance sous les jupons de l’amour,

sa force aveugle !

C’est bon, les Bêtes, désolé, on arrête. L’incantation se fera sans sacrifices,

les Bêtes de regagner leur vivant berceau, laissant derrière leur frustration un chapelet de râles.

Non, décidément, la magie d’aucune couleur qu’elle soit, n’est jamais parvenue à ce bien diriger dans les méandreux couloirs de l’Amour,

moins bien, par exemple que les coursives biscornues de la cupidité

-surtout si l’enchanteur est lui-même amoureux.

Ainsi les sortilèges de Jean,

qui au lieu de comprendre qu’il veut envoûter,

de réaliser qu’il veut ensorceler,

croient qu’il fait appel à la sagesse

et remettent l’homme au rang de la parole :

c’est ce qu’on appelle dans le métier le filtre d’amour.

Sarzeau détourne son coup de canne sur l’édredon du rude lit de nonne.

- Qu’y a-t-il encore ? crie-t-il à la place d’un sort de foudroiement.

- Je... Je crois que Jean - balbutie Judith tremblante - n’aurait pas agi ainsi...

- Et qu’aurait-il donc fait que je n’ai pas fait ! chantonne Jean en faisant valser un petit pot de marguerites fraîches sur le carreau irrégulier de l’austère cellule.

- Jean, dit la Belle aux yeux en l’air comme si elle cherchait à bien ordonner ses mots, Jean serait entré ici de la plus étrange des manières.

- Comment ? explose l’homme qui frappe à plusieurs reprises le même édredon dont les plumes s’envolent par le trou qu’il y fait. Mais j’ai emprunté pour venir les portes du néant ! L’ascenseur du gratte-ciel dressé sur les mêmes fondations que cette bâtisse m’a déposé dans les corridors d’un palais Renaissance florentine qui menait à des thermes romaines dans la piscine desquels est plongée cette pièce là ! Je n’aurai pu entrer plus bizarrement, vrai. Sinon peut-être par la porte !

- Soit, soit, admet la Belle aux doigts qui glissent sensiblement de son pubis à son entrejambe, la fatigue peut-être pousse sa main par-là, peut-être est-ce l’émoi qui la fait chercher où ça se tend tout droit. Mais Jean m’aurait demandé de me dévêtir.

- Qu’ai-je donc fait d’autre ? hurle le mage au poing crispé qui fracasse le vitrail dont les petits carreaux de couleurs vives vont faire d’autres mosaïques en plus infimes morceaux sur le trottoir d’en bas.

La lumière soudainement dorée du soleil d’Ether, après avoir tracé des figures fantasques sur la peau douce de la Belle, l’éclaire toute en entier et la fait rayonner d’or pur dans son si simple appareil. Le désir de Jean s’en trouve décuplé, sa rage centuplée de n’en pouvoir assouvir.

- Certes, dit la Belle dont la surprise a resserré sa main droite sur son sein de gauche. Je suis d’ailleurs tout à fait nue... Mais...

- Mais ? orage l’homme au pied qui casse d’un coup sec un guéridon de bois léger.

La Belle sursaute à cause du sinistre craquement, elle imagine peut-être ses propres os broyés par l’épaisse botte, ou ceux de l’homme - de son Jean - cédant sous les coups du destin.

- Je... Jean, bafouille-t-elle, se serait lui-même dévêtu.

Elle se contracte comme si elle attendait d’être à son tour violentée, serrant à l’étrangler son sein de gauche,

ce qui fait sérieusement se friper son téton

et les doigts de son autre main pincent à la faire pleurer ses lèvres d’en-bas pourtant imbibées de ses sécrétions. Elle-même, si elle pouvait s’arrêter pour se regarder vivre, trouverait qu’elle a une façon curieusement érotique d’avoir peur et de douter du nom de son compagnon.

Jean n’y voit rien ; quant à lui, il a une curieuse façon d’être en permanence aveuglé par une facette superficielle du présent, l’épreuve que lui soumet Judith en l’occurrence. Il y marche en plein, le bougre.

- Si ça n’est que ça ! jette-t-il d’en haut. Vous allez être comblée, madame.

Sans ordre, ni pudeur, ni grâce, il retire chacun de ses vêtements,

ses bottes volent dans un coin,

sa cape dans un autre,

son gilet pourpre à l’angle de ce lit que deux chaînes en biais retiennent au mur de pierre,

ses culotte et l’un de ses bas de chausse vont s’entasser sur le rebord du vitrail,

le voilà en tricot de peau blanc et caleçons avec un seul bas,

en tricot et en bas,

en bas seulement,

puis plus vêtu de rien sinon de sa propre toison grisonnante ( toujours aussi rare vers le haut de son crâne, mais abondante partout ailleurs ).

- Voilà, qu’y dit fier comme un jeune homme dans son premier smoking, bras croisés sur la poitrine et menton haut, alors qu’en vérité il caille velu à la plante de ses pieds.

- Ah, c’est bien, dit la Belle à la langue qui lèche ses lèvres d’en haut. Mais...

- Ah non ! Quoi d’autre ? rage Jean qui n’a plus rien à frapper - sinon elle, si elle insiste - de ses mains désormais vides.

- C’est étrange, mais Jean était plus épais de là, dit-elle en pinçant son ventre de la main qui cachait son sein pour montrer des bourrelets qui n’y sont pas.

- J’ai perdu, dit Jean pas peu fier, pas mal de poids ces derniers temps. Sur ton coeur aussi, dirait-on, se renfrogne-t-il.

- Non, non, Jean n’a rien perdu pour moi, proteste-t-elle. Je commettrais une si cruelle erreur, si vous n’étiez pas Jean...

- Mes vergetures restantes devraient être assez éloquentes, dit l’homme en passant ses complexes dans le flot de ses craintes.

- Et on aurait presque dit, surajouta-t-elle en pressant ses seins l’un contre l’autre, que Jean avait de la poitrine.

Jean passe instinctivement sa paume calleuse sur sa cage thoracique - assez blessé de ce souvenir qu’on a de lui - pour n’y trouver que poils et masculine platitude. Il voit la femme devant lui aux seins pressés comme pour offrir à ses lèvres les pointes à goûter,

sa peau dorée sous l’ambre jaune du soleil d’Ether,

perlée à quelques endroits d’une goutte de sueur,

le bougre,

tout échauffé par la beauté de l’Ange,

mais sachant érigé entre eux ce mur de doute en béton désarmant,

s’en souvenant brusquement,

il perd toute sa fougue,

ses désirs s’évaporent,

il se courbe,

il s’abat,

tombe assis sur le lit.

- Je ne sais que dire, madame, vous me découragez, dit-il. Aurait-il donc fallu que je reste lourdaud pour vous plaire ? Un jeune vieillard qu’il est facile d’abuser, n’est-ce pas ? Si vous êtes bien cette Judith que je cherche depuis si longtemps, mais me voilà persuadé que vous n’êtes pas Judith. Je la cherche depuis fort longtemps, oui, or vous savez sûrement qu’en Ether le temps se compte en douloureux destins. Je vous laisse, madame, je m’en retourne errer. Je vous laisse avec votre beauté, car vous êtes fort belle, autant et peut-être plus que ne l’était Judith. Mais regardez ce qu’il advient, malgré votre attrayante nudité quand je songe que vous n’êtes pas ma bien-aimée, que l’on m’a mal dirigé, peut-être trompé à dessein.

Est-elle belle, celle qu’il pourrait sans peine posséder

- nombreux sont ses sortilèges ! -

mais elle n’est pas sienne

tant qu’elle refuse d’être elle.

- Adieu, madame, dit-il en ne reprenant de son accoutrement dispersé que sa culotte de drap rouge et sa canne de mage. Je vais voir ailleurs si ma Judith se peut trouver.

Il sourit, amer, puis il conclut :

- Je vais voir ailleurs si j’y suis.

Déjà la porte s’ouvre sur les ombres du couloir auxquelles il peut comparer son histoire,

déjà, il met au compte de son errance cette amertume nouvelle,

déjà, il est au fond du couloir et le bout de son pied appuie sur la première marche de l’escalier qui descend,

déjà, il s’apprête à sortir de son ahurissement et à subir l’éclat sanglant de cette triste scène,

il s’en va pour de bon.

Que vais-je faire, se demande-t-il, ou plutôt, demande-t-il à une sorte de sens divinatoire que l’homme porte en lui. Que vais-je faire de moi ?

Tu vas descendre dans la rue et goûter au vide grouillant d’Attenderepolis,

tu iras chez René qui a ouvert un cabaret en ville,

tu feras des tours de passe-passe pour amuser la foule,

tu boiras et tu te saouleras et René te diras :

- Ca suffit, Jean, tu t’saoule pas chez moi,

autoritaire mais prudent,

amical et paternel,

prévenu cette fois.

Fin saoul quand même, tu iras voir Dizzy trompiner de travers,

le Duke pianoter en biais,

à l’Attendere’s Birdland, une rue plus loin.

T’y trouveras Dexter pour boire un dernier verre

et pisser en choeur sur les poubelles entassées au fond d’une impasse.

Dexter te plantera là,

il veut toucher son sax et ça t’emmerde de tenir la partoche.

T’auras plus qu’à trouver un dessous de pont pour t’y reposer, un porche ou une porte cochère.

Tu marcheras ensuite jusqu’à demain.

Demain tu verras.

Mais il a déjà endossé demain et il a déjà abordé la deuxième marche de l’escalier de son pas traînant d’homme abattu,

déjà,

mais,

reste !

a crié Judith.

C’est un fleuve de sueur qui coule dans le dos de Jean, un océan de larmes sur le visage de Judith pourtant rayonnant dans l’encadrement de la porte.

- Reste, a-t-elle insisté.

Et comme il semble hésiter, comme il semble encore douter et comme il va compliquer le sens pourtant si simple de cet appel ultime,

elle ajoute :

- Je suis bien Judith et toi, toi tu es bien Jean.

Fin des espaces au fond d’un couloir !

L’un par-dessus l’autre,

l’un tout prés de l’autre,

l’autre dans les bras de l’un.

- Tu jouais, larmoie-t-il.

- Depuis longtemps déjà, ô, mon immense amour, répond la Belle à la langue clarifiante. Pour truquer nos mises dans le jeu des Prophéties à la trame cruelle et n’être qu’à nous...

Alors Jean ne veut plus rien savoir, si elle a joué, si elle joue encore, ce qu’il doit croire et ce dont il doit se méfier,

c’est elle, sa Judith,

de Dieu mon pote,

dont il engloutit les lèvres pour n’en plus laisser échapper aucun son articulé.

C’est Judith qu’il fait valser, virevolter dans une farandole qui n’a souci d’ameuter tout le quartier

- un houla-hop chez la Boyer ! -

une danse déchaînée qui consiste en fait à piétiner toutes les douleurs passées

et qu’une caravane entière d’éléphants passe par-dessus !

En fin de compte, on les voit bienheureux revenir dans la chambrette, accomplir un dernier paso et arriver, naturellement, sur le lit qui n’a finalement rien de dur. A croire en une illusion, ce fichu pieux de nonne de tout à l’heure. En sa place est un coquet lit de cuivre dressé de dentelles blanches d’une toute féminité. Par dessus, un édredon de plumes neuf, dessous, de chatoyants draps de soie de Venise sur un épais matelas de laine en travers duquel Judith est allongée. Ils vont enfin s’aimer après cent quatre-vingt mois - des milles et des milles - d’indigeste abstinence ! Ca y est !

Il faut venger toutes ces douleurs par autant de plaisir,

c’est pour dire si ils se déchaînent et hurlent à en faire trembler les murs,

si ils prennent la ville entière à parti pour témoigner de leurs retrouvailles,

c’est dire si ils ont besoin qu’on assiste à leur épousailles païennes !

Au point qu’ils ne prêtent nullement attention au hurlement déchirant qui vient retour des fin-fonds d’Attenderepolis. C’est étrange, pourtant, qu’un événement nouveau, sonore ou visuel, se produisent sans qu’ils aient, eux, bougé de cette case spatio-temporelle.

Ils sont ailleurs, pour sûr,

portés par quelque fleuve d’oubli en d’autres cités,

d’extase celles-ci, villes sans murs,

grouillantes, abondantes,

avant que comblés

ils ne s’apaisent,

haletants.

Enfin.

Et Judith a posé sur la joue de Jean ce tout petit bisou,

insignifiant presque,

ou qui du moins l’aurait été si la chambre qu’elle occupe dans la pension de madame Boyer n’avait été,

elle,

bâtie au pied d’une colline qui surplombe la mer bleue sur laquelle voguent de nombreuses galères, où une foule enjouée comme un rire de Satan se presse autour des agneaux qu’on grille sur des tapis de braise rouge et s’avance,

rassasiée,

vers la croix encore vide dressée au sommet du coteau.

Et si la crème de la légion impériale ne tentait pas soudain de les arracher l’un à l’autre,

alors - après une sanglante bataille que gagnèrent les Bêtes - ils fuient,

amusés et heureux,

vengés mille fois de leurs frustrations amoureuse,

jusqu’à ce que d’eux même s’élisent les flots de leur passion

et que par un dimanche de septembre,

PREMIERE PARTIE

TROISIEME PARTIE

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