CHAPITRE PREMIER

 

Alors Sarzeau avait fait un feu. Un petit feu, mais un feu. C’est trop facile pour le type qui se tient debout au-dessus de lui, le pistolet serré dans sa paume gantée. Ce gars-là les avait roulés, eux et les flics durant trois jours et deux nuits et là, du tout cuit - façon de parler, vu l’état du gars Sarzeau - trop facile, que c’était. Sûr, on fout pas comme ça une balle dans le ventre du fils du patron, même si l’on parvient à déjouer les réseaux de l’Organisation pendant tout ce temps. Faut dire que ce pauvre type avait du cran.

La route à Sarzeau, la piste du flingue, c’était ici qu’elles s’arrêtaient. Ca arrangeait tout le monde, la mort de ce type, tout le monde.

C’est un beau jouet, le flingue. Un beau pistolet. Droit, massif, bien fait, parfait. Et le type, il le sent dans sa main, si sûr, un pistolet qui va pas le lâcher, droit et sûr, ouais. Il est fait d’acier par le feu, pour le feu, le feu qui jaillit, le sang qu’il crache, l’homme recroquevillé dans la poussière. Mort, l’homme, fini. L’autre petit salaud qui rigole. Une pièce de tissus noir qui racle à n’en plus finir le sol mal dallé d’une église qui sent le moisi.

La statue sanglante aux yeux clos. Le Christ.

Le rire maléfique et enjoué de Satan.

Le petit monticule ébréché sous une touffe de poils noirs. Pas ce soir chéri.

Le rebord plissé d’une jarretière rose, une fille qui tient le mur. Jour de paye.

Nous nous connaissons depuis longtemps, mon petit Sarzeau... Oui Patron.

Atelier quatre, vous êtes à la bourre ! On vient chef, on vient !

Suppression des primes !

Fermeture des ateliers trois et neuf.

A quand notre tour ?

Aujourd’hui.

Aujourd’hui, c’était du pire que tout. Un matin de novembre brouillasseux, vingt minutes après que la sirène ait gueulé son appel quotidien à l’équipe un qui vidait d’une traite les gobelets de café noir sans sucre et rebouchait les bouteilles Thermos sous les yeux livides des projecteurs halogènes. C’était le dernier tour de nuit de l’atelier dix-huit et les moteurs des cars de ramassage grondaient déjà dans la grande cour et tout ça, ça faisait du jaune, du gris, du sale et du puant.

Aujourd’hui, ce jour-là, les contremaîtres distribuaient les communiqués de la Direction qui annonçaient la fermeture des ateliers six à treize et seize à trente. Et les sous-directeurs, l’a pas lâché le pistolet, Sarzeau, il est mort.

Sang, sang dans la bouche, puis sur les yeux et dans la poussière du sol de ciment qui s’était accumulée là durant la période où qu’on avait laissé cet entrepôt à l’abandon. A la tête, un trou. Un trou plein de sang. A la tempe. Peut-être qu’en collant un oeil curieux contre ce trou là, comme le ferait une pucelle à l’éveil par l’orifice d’une serrure, on pourrait saisir quelques uns des souvenirs du gars Sarzeau avant qu’ils ne s’évaporent complètement. Ca fait comme un brouillard plein d’ombres, des instants épais et humides, salement humides. Faut dire que le gars Sarzeau, il avait une vache d’étiquette mochement gravée sur son front inutilement volumineux :

Valfleuris, vin de table français, douze degrés d’alcool.

La mort d’un sac à vin, ça n’a jamais choqué personne. Faits divers : Jean Sarzeau, l’homme qui dans la semaine écoulée a créé un vent de panique au sein de notre ville, a été retrouvé mort hier, au petit matin. Fabien C. sans domicile fixe déclare l’avoir découvert dans une telle mare de sang, qu’on aurait cru que Satan avait pissé là . Les enquêteurs ont conclu au suicide.

Une photo agrandie - ça fait ressortir les tâches de graisse de l’original, ça fait réaliste - du gars Sarzeau le jour de son mariage. Pas de photo récente, il avait une gueule trop banale, des traits bonasses, un crâne purement dégarni, un bide gonflé comme un édredon de plumes, une gueule trop banale, que je vous dis, pour faire l’ennemi public numéro un.

Des souvenirs, il en a comme tout un chacun qui a fréquenté l’école des hommes d’ici bas, des pas plus mauvais que d’autres, des pires que tout. Y’a des gens, comme ça. Pour certains, il suffit qu’un crayon glisse de travers sur une carte pour bouleverser la surface du monde, pour d’autres, rien n’y fait. C’est comme ça, qu’on dit. Des souvenirs, des instants.

Un paquet de Gitanes sans filtres écrasé en une boule presque parfaite dans une main poilue. Papa.

Tu me tueras, Jean. Maman.

Je ferais de toi un homme. Mon commandant.

coeurs, dissimulés par la carrure souvent importante des petits chefs, appelaient de leur voix pincée ceux dont les préavis étaient déjà établis.

Boudaut, Darreau, Fazel, Fernandez, Jubiard, Montarieux, Olivier, Poitou, Rel, Renart, Salliez, Sarzeau, Triel...

C’était une saleté de jour jaune et gris, c’était une mauvaise relève et putain nom de nom, fallait croire que le temps tournait à l’averse. Sûr, ils l’ont dit. Ils se trompent tout le temps. Pas cette fois, faut croire.

Les gars des syndicats se tassaient sur leur siège, parce que ces cons, fallait encore qu’ils prennent les places assises.

- On a quand même obtenu les plans de reconversion !

- Pour les jeunes. Moi, ça faisait trente ans...

- Ecoute, Sarzeau, faut comprendre. La Conjoncture Actuelle...

- Tu causes comme eux, Bébert. Mon père a trimé quarante ans, pour eux. C’était au temps où que l’ouvrier, on comptait pas sans lui. Putain d’entreprise et putain d’Conjoncture Actuelle, voilà c’que j’dis.

Bien lancé, bien senti, bien bavé, avaient pété certains. Ils avaient tous la télé et même si tous préféraient ouvrir les quotidiens à la page des sports, chacun d’entre eux savait jacter conjoncture actuelle. Bref, on s’est fait avoir.

Maximes :

La vie sans travail c’est comme la mort sans âme. Le curé.

Le curé sans morale, c’est comme la vie sans femme. Riton.

T’amènes plus de fric à la maison, qu’elle avait dit, Jeannine. J’ai ma vie à vivre, moi. Ca voulait dire quoi, ça, sa vie à vivre ? Se tirer avec le type du bar-tabac d’en face ? Qu’elle se casse, si elle le voulait. L’en avait rien à foutre, non, rien.

Ca, elle s’était cassée, avec le type du bar-tabac d’en face. Contre un platane à cent quarante à l’heure sur la nationale sept. Ils avaient pas eu le temps de souffrir, il parait. Dommage.

Il y avait eu les jours vides que Sarzeau avait passé à regarder couler le vide par la fenêtre du salon. Et à pointer à l’Agence pour l’Emploi. Et à écouter parler les bonnes femmes de devant l’église - la fille de madame Duchemin s’était défenestrée, c’était les nerfs, chez elle, moi, c’est les articulations, on en vient tous là d’une manière ou d’une autre, c’est la vie.

La meilleure façon de crever, c’est encore la mienne, chantait un légionnaire sur la terrasse de Chez René, même qu’il faisait salement froid. Et Sarzeau trinquait avec lui, mais de loin et en silence, cause que ces gars-là sont tous un peu démis de la tronche et qu’il aimait pas la bagarre, Sarzeau.

Sarzeau, il préférait le douze degrés. Peut-être parce que... Plus lent, plus triste, quoi, comme dedans son crâne tout nu. Plus sale. Comme l’appartement, rue des Peupliers. Qu’est-ce qu’il en avait à foutre, Sarzeau? Il y avait que lui qui pouvait voir. Parce qu’il était seul, Sarzeau, tout seul. Tout seul, tout sale. Mais par tous les trous du Diable, tant qu’il y avait le pinard ! Tiens,

il n’y avait plus de pinard.

Fallait sortir dans la ville, dans la rue, toute pleine de monde, pleine de poussière, toute vide, en somme. De quoi pouvait-elle être pleine, la rue ? Qu’est-ce qu’il y avait dans la rue ? Rien, non, rien... Rien que des gens qui vous crachent à la figure que vous existez un peu, un tout petit peu, qu’il y a qu’eux qui sont propres et que vous êtes sale et que ça les emmerde. Ben que ça les emmerde ! Qu’ils s’étouffent tous cons fallait bien qu’il sorte.

Il irait au bistrot, tiens pour savoir comment le monde arrivait à se supporter. Il y aurait un gros Louis meuglant sur sa belote après un petit portugais craintif, cause que son Amanda chérie - une sorte de perruche au teint jaune - n’aime pas qu’il bouffe froid l’ordinaire familial. Il y aurait une Yvonne, un Momo, des pas plus que pas grand chose, qui feraient plus de boucan avec leurs riens-du-tout qu’un marteau piqueur au petit matin. Sarzeau, qu’aurait la tête comme un chalutier dans la tempête, reviendrait se finir au rouge, au chaud et dans le noir.

Au troisième, côté cour, la rue n’a aucun droit sur le silence. Sarzeau tirerait alors une chaise sous la fenêtre de la chambre, il s’y poserait calmement, dans l’ombre pour ne pas effrayer le gros chat qui lorgnerait les pigeons du toit d’en face. Il trinquerait à leur santé, aux pigeons et au chat et le soir viendrait faire cesser tout ça.

C’était ce qu’il attendait, Sarzeau, le soir. C’est que le soir, les Bêtes surgissent dans sa tronche et dans la pièce. D’infâmes bestioles sans formes mais qu’il commande à la guise du vin, au point de les toucher et de se faire aimer. Ces Bêtes-là sont les siennes. Les bestiaux du dehors, issus des étrons les plus gluants du Diable n’y peuvent rien.

Le curé avec sa morale ? Rien.

Les bonnes dames et leurs cancans ? Rien non plus.

Les Béberts avec leur Conjoncture Actuelle, leur télé, leurs quotidiens ? Pas plus que les autres.

Seul le vin sait les faire venir, les faire danser, seul le vin sait faire taire les bestiaux de Satan.

Se lever et sortir, c’est ce que coûte le vin. Le vin est cher. Sortir, Sarzeau l’avait réglé avec les Bêtes qui sauraient le soutenir jusqu’à l’ultime pas. Mais se lever quand il a fallu faire l’effort de croire mourir toute une nuit et durant encore une bonne partie de la journée suivante, écarter son linceul sale mais chaud, se découvrir nu et avoir froid, ça non, ça tient de l’Enfer, des sourires canins des curés de Satan.

A preuve que c’est l’Enfer, c’est que ça brûle où le vin est mal passé. A preuve que c’est du mal, du mauvais, c’est que le monde ne tient pas en place sous le talon qu’il y pose, que le froid mord trop vivement les chairs flasques et chaudes qu’il y expose. Une plante grimpante et touffue, invisible et surgissante le saisit comme un insecte imprudent aux points les plus évidents de sa masse et les choses, les meubles, les bibelots, les objets, les idées, les images gravitent autour de lui, moqueurs, moqueuses, moqueries. Au Diable le monde, à Dieu le vin, il fallait bien y tenir, là-dessus, sortir et ça, c’est une idée sûre.

Ca ne sent pas bon. Le vomi et la Gitane froide. Il n’a pas nettoyé le vomi. Le vomi pourpre du vin. Ca n’est que du pinard qui vient du dedans.

Frusques.

Une chemise beige aux col et manches noircis parce qu’elle a traversé les jours vides sans s’écarter de la peau du gars Sarzeau. La crasse tient chaud où il n’y a rien à perdre.

Le pantalon de toile verte, épaisse et rude, a tenu une pleine semaine avec ses longues nuits à la taille de l’homme. L’homme a contenu chacun de ses désirs dans ce vêtement froissé et maculé au plus haut point.

Ses désirs.

Boire - se lever, sortir.

Pisser - traverser la chambre, le salon, les marécages de désordre qu’il faut éviter pour ne pas se blesser.

Faire ça. Terrible. Faut traverser le salon. Pourquoi ne veut-il pas traverser le salon ? Parce qu’il sent le vomi et la Gitane froide, le fond de bouteille et le cassoulet graisseux dans le cul de la boite. Non. A cause de l’armoire à glace, à cause du grand miroir. L’autre fois, dans le grand miroir, il a vu... Comme si il y avait un monstre du cinéma qui vivait dedans. Mais il était saoul, la dernière fois et toutes les fois où les Bêtes étaient venues trinquer aux diables, clouant le monstre du grand miroir, qui lui est un espion des bestiaux de la rue. Comme une image déplacée de Sarzeau au temps qu’il y avait le Patron, le curé et Jeannine.

Regarder.

Les choses ne sont pas en place. La chose vit dans son miroir, supportant par un fantastique courage un visage si semblable au sien - informe, sans talent. Les choses ne tiennent pas en place, le vase en faïence bleue de la desserte du salon tourne sur lui-même, puis dans le vide et se brise sur le parquet, faut pas, faut pas que les choses ne soient pas en place. Une fenêtre mal fermée, ça fait des courants d’air qui montent en spirales dans les jambes du pantalon en toile rude. Les poils de l’homme se dressent contre le textile, provoquant diverses démangeaisons et irritations dont le gars Sarzeau se fout éperdument.

Le gars Sarzeau se fout de pas mal de choses. Ainsi, le désir d’uriner qui alourdit son sexe ballant dans un slip élargi par les variations de ses graisses fessières, appelle-t-il d’autres désirs. Mais Sarzeau s’en fout éperdument.

Faut que j’y arrive, qu’il pense, le gars Sarzeau. C’est plus très loin, maintenant. Mais putain de nom de Dieu, faudrait que le monde se décide à plus bouger, pour que j’y arrive.

Les choses ne sont pas en place et aucun sens ne confirme qu’il soit un équilibre possible. La matière existe quand le toucher l’accorde, or le toucher est absorbé à constater certaines douleurs chez l’homme.

Tu es malade, qu’il dit.

Sûr.

C’est le vin...

Pas évident.

C’est alors que surgit le curé au doigt dressé et rigide - le monstre du miroir - au moment où l’homme cherche du regard un truc normal, c’est à dire stable. L’homme est persuadé que c’est la haine des bestiaux qui pénètre par la fenêtre entrouverte et bouleverse le décor.

Mais le curé du miroir :

- Allons, Jean ( on dirait que c’est maman qui cause ) tu es saoul ! Tu es malade, Jean. Quand cesseras-tu tes folies, pauvre brebis égarée ? Le monde tremble et s’effondre autour de toi. Au vin la faute, au buveur le châtiment. Jean, Jean, c’est le vin qui t’emportes sur le chariot du Diable!

Sarzeau déteste l’insistance. Il ne sait pas ce que c’est, mais il la déteste. L’insistance est la bave visqueuse des bestiaux.

Quelque chose se déchire autour de lui - c’est un poussin qui brise la coquille de son oeuf - et Sarzeau s’emporte pour lui-même dans les courants de sa fureur. Il y a un gros cendrier jaune sur une table basse, il y a un geste, un instant orageux.

- Jean, Jean, dit encore le monstre du miroir avec son sourire bienheureux qui se fend ainsi que le reste en mille éclats argentés dans un fracas éblouissant. Des perles blanches aux bords violents couvrent le parquet jusqu’à d’incroyables distances et leur formation migratrice a transporté les cendres noires de quelques minutes incandescentes entassées en heures dans le gros cendrier jaune.

Sarzeau cligne des yeux - tiens, ça commence à tenir droit - il voit l’infernal désordre qui n’a plus de voix, plus d’yeux, plus de mains et le désordre ne l’effraie en rien. Il cause à la porte en bois où quelques plaques de verre s’accrochent encore, tenaces mais impuissantes.

- C’était pas le vin, qu’y dit.

Et Sarzeau part pisser. Il vomit un peu en fourrant deux de ses doigts grossiers au fond de sa gorge et il estime qu’il est temps, maintenant, de sortir.

- Je m’arrache.

L’air est humide et frappe violemment le visage de l’homme qui marche. C’est la rue des Peupliers. S’effacent les malaises du lever et s’élève un vague sentiment de victoire. Quelque chose en Sarzeau a dépassé le seuil des habitudes quotidiennes et le cycle des diverses douleurs qui parcourent un plein jour.

Alors Sarzeau, songeant que le monde ne s’acharne peut-être plus sur son sort décide de pencher la pointe de son nez sur la réalité des autres.

Belle journée, qu’il pense. J’sais pas pourquoi, mais c’est une belle journée. Il te reste des sous du chômage, t’as raqué le loyer du mois, t’as l’impression que tu vas faire quelque chose de ta vie, mon gros Jeannot. Faudrait que tu te mettes quelque chose dans le ventre, que tu arroses le retour des beaux jours et cui-cuitent les oiseaux. Pourquoi que t’irais pas essayer de rencontrer une mignonne chez René? C’est pas parce que je lui dois trois sous à René, que je peux pas me pointer dans son rade. Puis si il veut pas René, j’irai draguer ailleurs.

A chaque pensée qui défile, claque un pas sur le trottoir. Où qu’elle est pas tendre, la semelle de ses chaussures en faux cuir qui niaque un peu de son bien-être, il a des lourdeurs dans les jambes, mais à leur sommet son sexe - vieux frère oublié - se gonfle, se dresse, l’appel est imminent.

Et puis un pas précède un autre pas que pousse un regard vers l’avant de sa démarche. Et puis l’eau grise d’une lessive s’écoule à ses pieds et puis il se souvient, en longues déchirures dont l’angle aigu perce un présent instant et puis il y a des questions, qui à la suite des souvenirs posent l’un de ses pied dans les sinuosités du caniveau qui porte à des fins ignorées ces cadavres d’instants qui hantent nos honorables poubelles. La pureté des poubelles est incontestable car jusqu’à leur anéantissement, elles portent en leur sein les secrets d’infâmes confessions. Parfois souffrent-elles le martyr d’un coup de couteau porté sur leur poche ou du coup de pied mal chaussé d’un pauvre bougre qui à sa misérable liberté va ajouter les résidus de la richesse d’autrui.

Certaines de ses ballades avinées ont amenées Sarzeau - avant que n’interviennent les Bêtes du dedans dans les délices d’un jour solitaire - à caresser les tendres courbes d’une poubelle plastocheuse lâchement abandonnée à son religieux sort. Il leur a parlé et parfois pleuré sur leur mort.

Et puis il y a ces impressions imparfaites qui roulent sur les mots mal connus d’une langue mal apprise, celle de sa mère - tu me tueras, Jean - et puis quoi, encore, et bien ces images qui percent la fragile surface de son oeil et cette femme qui passe hors de sa portée et le fera rêver cette nuit. Et il y a cette insoutenable attente qui résulte de la distance à parcourir encore de l’avant de son pied jusqu’au vin qui l’attend, ou qu’il attend et puis l’effroyable mouvement de la ville qui s’agite autour de lui et puis il y a lui qui projette une factice similitude à lui sur certains des visages passant et puis il y a ce monde si petit que l’on ne peut éviter d’y croiser des parcelles de soi et pourtant Satan sait que Sarzeau est l’individu qu’il souhaite le moins rencontrer sur son passage, mais, mais il y a ce gros chat gris qui ressemble à celui du toit d’en face et l’Yvonne de chez René qui passe sur l’autre trottoir en feignant de ne pas l’avoir vu et cette bigote désormais presque aveugle qui faisait autrefois chanter le choeur des enfants à la gloire de,

de l’Agneau qui enlève le péché du monde,

du sang de l’Agneau qui abreuve le Divin Enfant,

des dragées aux amandes de monsieur Cazeneuve.

Et puis ce trop plein d’insalubrité qui finalement engloutit son regard dans l’étoffe du vide que son poing serré froisse à en extraire les moindres parcelles de néant.

Et en fin de compte il parvient épuisé au seuil de l’épicerie où un dernier affrontement - avec quelques paroles prononcées - lui permettra d’acquérir le vin.

Il se charge des poches de papier marron sans éprouver d’affliction quant au poids de son fardeau, il paye et remercie l’épicier - doublement, après que celui-ci ait eu l’affront de lui souhaiter une bonne journée - il pousse la porte d’un coup d’épaule et la rue s’étend à nouveau face à lui comme un long ruban gris où souffle un vent glacé. Les courbes et les pentes s’inversent brutalement. Une chansonnette traverse un instant l’esprit de Sarzeau. L’esprit de Sarzeau manque de questions. A chaque pas qu’il abat sur le sol froid et stérile, il repousse une question et donne une réponse au néant qu’il croit vide d’aucune question.

Je marche.

Je possède le vin.

Je connais les Bêtes du dedans.

Je vais rencontrer une jolie femme.

Je vais chez René.

Je marche.

Et soudainement, alors qu’à nouveau passe la femme qui est hors de sa portée et qui le fera rêver cette nuit, alors que lui, il passe inaperçu aux yeux pervers du monde qui s’agite autour de lui, d’un pas suivant resurgissent les douleurs nées de l’éveil. Aucune similitude à lui n’existe finalement sur aucun des visages qu’il croise, l’angoisse que lui inspire cette injuste négligence lacère sa peau et étreint ses entrailles dans un violent étau.

Il presse son pas malgré les insoutenables tensions qui rendent raides ses jambes. Si son estomac parvient à maîtriser quelques douloureuses contractions, il ne supporte aucunement leurs regards qui pèsent sur la courbure que prend son corps, alors que malgré tout, son pas s’accélère encore.

Malgré tout ? Malgré quoi, le Vilain qui cause dans ma tête ? Mais qu’est-ce qui me prend donc? Voilà que tu me fais questionner le rien du tout ! Vois-les qui me matent à m’en gratter la peau, vois-les qui ne supportent que je les croise, vois-les qui s’agitent dans leur petit monde et qui voudraient que je sois l’ignoble de leur cause. J’ai les vomissures qui s’agitent au coin de l’estomac, moi. " C’est le vin ", qu’il disait, l’autre, le putain de curé de Satan qui se permettait d’exister dans le miroir du salon. Le miroir, je l’ai étalé. Faudrait pas qu’on se moque trop longtemps de la pauv’ tête à Jean Sarzeau...

 

Une mère Laconcièrge, appuyée au pas de sa porte sur le manche de son balais de paille, comme un évêque sur sa crosse au parvis de la Cathédrale, postillonne une romance publicitaire que braille en échos un petit poste gris posé sur sa fenêtre. Elle ne doit guère manquer d’appuis au Paradis pour juger de son regard gluant et coulissant le passant aviné qui use son trottoir. Voilà qui est bien triste - clame en elle une populaire sagesse - c’est bien le Sarzeau des Peupliers, allez, c’est bien malheureux, oh oui, bien malheureux. Que la Sainte Vierge prenne donc sa pauv’ mère en pitié !

Et v’là qu’est réglée pour elle une journée complète du gars Sarzeau. Bien sûr, c’est une honte d’oser se montrer comme ça, y’a des enfants qui peuvent le voir, mais quelle pitié, allez.

Sarzeau menace la bonne vieille d’un regard foudroyant - c’t’y le Diable, qu’il veuille à ce point? - et poursuit son chemin qui ne cesse de s’allonger à mesure que la douleur s’accroît. Les misérables restes de sa poche stomacale se révoltent à nouveau contre un courant d’air glacé qui n’en voulait qu’aux mains et visage du pauvre damné. Les vomissures montent déjà chaudes vers ce cratère mainte fois ramoné par le magma bilieux qu’il tient des bestiaux de Satan. Si il continue à se tasser comme il le fait, à peser sur ses brisures, à apaiser ses courbures, ses genoux toucheront le sol et sa langue raclera la poussière municipale du trottoir aux relents d’un cabot chieur. Il va se fracasser les mâchoires sur le bitume et crever là, misérablement solitaire au milieu d’eux. Quoiqu’aucune flagellation du vent ne puisse venir à bout de son épuisement et qu’aucun des doigts moites qui matérialise sur sa peau trempée l’impudeur de leurs regards ne puissent en réalité faire émerger en lui la conscience d’un quelconque péché, il sait, il sent qu’il est lui-même un doigt accusateur posé sur leur chemin, qu’il est le jouet d’obscures forces dont l’usine aurait été la main, le curé la voix, Jeannine le sein, maman le ventre, la rue le regard, qu’il doit se soustraire au jeu pervers de ces même forces, qu’un gravier isolé a glissé sur le bitume et perce la toile verte et rude de son pantalon pour meurtrir son genoux droit qui a chuté sur le sol, que l’homme - mais est-ce bien un homme, car l’instant d’une vision, il le voit couvert d’écailles grises - surgissant soudain d’une ruelle dont la gueule bée à la droite de Sarzeau, l’homme surgissant est empli d’une particulière violence.

Il le bouscule au moment où Sarzeau se relève, le projette contre un proche mur et il marmonne de vagues excuses, Sarzeau lui répond par une vague insulte et gémit vers Dieu une vague prière qui fait comme un souffle d’air s’achevant dans une plainte aiguë, le pauv’ toutou, ricane quelqu’un dans son vague crâne.

Sarzeau ne tient pas compte de la provocation et il ne s’occupe plus que de ses douleurs comme d’ailleurs il le fait depuis qu’un petit chef caché par l’imposante carrure d’un contremaître a craché son nom dans la poussière d’un jour de novembre.

Il avance péniblement dans la ruelle qui est en réalité une impasse, d’où surgi l’homme violent - l’aut’ enfoiré de bestiaux qui se payait la pauvre tronche à Sarzeau. Mais ils l’auront pas comme ça, hein, Sarzeau, ils le laisseront au moins clamser en paix. Clamser dans cette putain d’impasse toute déserte ! Elle appartient à tout le monde cette putain d’impasse où qu’ils entassent leurs vieux cartons. A moins que, vu la tronche de l’autre enfoiré de bestiaux qu’arrivait de nulle part, hein, peut-être qu’il pissait un coup dans l’impasse, non, celle-là, on la fait pas au vieux Jeannot, vieille branche, vieux gorille, hein à moins que...

Non...

Accroches-toi au mur, perds pas pied, tu pourras t’allonger sur ce tas de vieux cartons, hein, tu pourras, quand tu y arriveras, au bout du mur, là-bas, hein, ça serait pas, par hasard...

Comme les choses commencent à ne plus être à leur place, comme la pesanteur perd ses droits sur les plus infimes traces de matière, comme les choses quittent leur écrin respectif, respecté, parce que voyez-vous, si aucun sens ne s’occupe plus d’aucun respect des règles matérielles, aucune pensée ne peut affirmer qu’aucun ordre soit et ses sens s’occupent de délicatement disséquer pour son esprit la floraison des douleurs dans...

Tais toi !

Ils ont fermé les yeux sur l’instant de ma mort, et toi... Toi tu causes encore dans mon crâne, alors que j’en suis sûr, derrière les cartons, hein,

( trois petits pas et patatrac )

y’a

( patatras )

les, les, les saletés de portes de l’Enfer où que sont précipités les pauvres souffreteux comme le vieux Sarzeau, hein !

Patatras ! Le pauvre Sarzeau et les bouteilles de bon vin dans la poche en papier marron ! L’estomac proéminent de l’homme, le pauvre bide au pauvre Sarzeau s’étale avec un grand flac dans leurs poubelles entassées et son nez gonflé s’emplit des puanteurs de leurs déchets. Il gémit, prend peur, s’agite. Le vent glacé cogne contre le mur gris qui s’élève pour clore l’impasse sombre et les résidus aériens griffent son crâne lisse, emportent les chaleurs qui subsistent sous sa peau, liquident les morceaux de conscience qui pouvaient encore rendre compte de la place des choses, révèlent finalement l’existence d’une masse de chair au pied d’un monticule érectile de matière grise.

Malgré les efforts végétatifs qu’il fait pour refuser, malgré la conscience qu’il a perdu et les jardins de bonne volonté qu’il s’est efforcé de fuir, rien n’y fait, une masse de chair pèse sur le béton froid : il existe.

Alors il s’éveille - la nuit qui chute lentement sur les folies contemporaines glace ses membres - et presque malgré lui, il s’assoit par terre encore tout sanglant des diverses craquelures qu’avaient creusé l’angoisse.

Il y a en réalité la flaque familière de vomissure répandue sur le sol à proximité de l’emplacement ultérieur de son visage, mais il y a un moment où sang et vomi, c’est du pareil au même pour le gars Sarzeau, la preuve d’une agression à son encontre, contre sa vulnérable chair étalée.

Son coeur se soulève jusqu’au sommet de sa poitrine et il lui faut un point d’appui pour retrouver une position moins vulnérable, ou tout au moins plus verticale. Sa main gauche fouille l’air et trouve presque immédiatement l’accord d’un vieux carton de la bonne hauteur.

Sa main droite cherche de même sans qu’il ose tourner la tête, car un fourmillement bilieux l’avertit du risque d’une nouvelle éruption organique, que les sabots du Diable l’entendent, c’est pas le moment.

Sa main cherche, ses doigts glacés fouillent le sol, ne trouvent rien, cherchent encore - aucun appui - se découragent, une dernière tentative, un chiffon, trop mou, trop bas. Une douleur à l’épaule, il se souvient du type qui l’a bousculé à l’entrée de l’impasse. Ce chiffon gras, trop bas.

J’ai cinq doigts au bout de chaque main, une main sur un bon gros carton, l’autre sur un je ne sais quoi, un quoi, d’abord ?

C’est bien lourd et bien dur.

Ca serait-y pas un petit lingot pour le pauvre Sarzeau ?

Ca serait-y pas le bon Dieu qui songerait à mon petit Moi ?

Et bien, déballe lui ce sacré chiffon !

Oulah ! Y’a pas le feu...

Que si, y’a le feu. Ouvre !

Bon.

Sa main droite soulève l’épais chiffon gris maculé de graisse à machine - c’est bien lourd, bien solide - sa main gauche quitte son appui, hésite un instant, se fait engueuler à main droite, flâne sur le vieux pantalon vert en toile rude et le bout de ses doigts saisissent l’extrémité pointue du gros textile, comme ils l’eurent fait y’a pas vingt ans avec la culotte d’une mignonne de la rue de...

De la rue de quoi, déjà ?

Attends, c’était un jour de paye, même que les copains...

Sarzeau !

On vient, on vient...

Il écarte un pan du voile, passe le paquet à gauche, puis non, il y a de la sûreté à droite, il s’arme de courage - du cran mon vieux Jeannot - il ouvre le colis et le temps d’un petit coup au coeur, ben ça!

En exceptant la finale de la coupe et les élections du comité d’entreprise, Sarzeau n’avait ressenti aucune surprise depuis... Depuis longtemps.

C’est un truc qui monte subitement et tend d’un coup toutes les commissures des rides que l’ennui a creusé dans ses graisses, ça ne dure pas longtemps, le temps juste d’un chapelet de " ben ça " et de " vains dieux ", " vingt dieux " et " vin de Dieu ".

Diable cornu qui déflora ma grand-mère, sacré buveur d’eau plate, que me fais-tu là ? Un calibre comme ça - parce que c’est un sacré beau calibre - je n’en avais jamais vu en vrai. Il y a du louche, sûr.

Un instant plus tard, il est sur pied, plus envie de dormir, de vomir, léger, fort, neuf. Il n’y a plus de ce vent aigre, ou si il y en a - il y en a - il y a plus de froid, ou c’est que c’est lui qui a bien chaud. Et il y a ce flingue, bon Dieu. Et la tête qui lui tourne encore un peu, les Bêtes qui se déclarent aux portes de la nuit.

Le hasard a tendu trop de pièges sur sa route, le hasard est la force obscure qu’ils utilisent le plus couramment contre lui. Est-ce le hasard qui a posé l’arme sous sa paume moite ? C’est quelque chose qui ressemble en effet au hasard, mais il fait rapidement le rapprochement entre les bestiaux aux faciès tout à fait humains et qui pourtant n’ont rien d’humain et ce qui ressemble au hasard et qui n’en est pas tout à fait un, jeu d’une force qui pour être occulte ne semble pas vraiment obscure. Et puis les Bêtes rient, rient, rient joyeusement, elles rient comme lui aurait ri si il avait eu une raison de rire, sans taquineries, sans méchanceté, du fond de leur petit gosier cristallin. Leur rire, c’est de la musique. Elles virevoltent autour de lui et leurs voltiges, c’est une danse.

L’analogie qui éclaté soudainement avec les petits éclairs roses qui annoncent l’allumage des réverbères dans toute la ville, il la puise dans une plus petite enfance que la sienne propre. Dans la sienne, il y avait un morceau de papier bleu nuit, constellé de petites tâches blanches qui figurent des étoiles sous lesquelles on disposait de petits personnages en terre cuite et peinte, un bébé dans un berceau de paille, une dame en bleu, un monsieur barbu, un âne, un boeuf, des moutons, un paysan - non, Jean, c’est un berger - et de petits anges ailés qui jouent de la trompette sous l’éclat d’une étoile à six branches et ça, c’est l’oeil de Dieu, la magnifique Vénus.

Sarzeau, le flingue, les poubelles, le vin et les réverbères. Et les Bêtes.

Alors quoi, qui joue ainsi d’un semblant de hasard, qui a monté la crèche où s’éveille Sarzeau, qui fait chanter les Bêtes au-dessus de lui ? Il regarde le flingue dont les chromes flamboient comme des larmes d’étoiles dans la lumière mauve du crépuscule de l’homme. L’objet en soi détient la réponse, dans sa massive puissance, dans la force qu’il donne à l’instant, à Sarzeau : l’arme de feu et l’éclat des rires, la fusion des forces, c’est Dieu, ça ne peut être que Dieu.

Dieu a armé la main de Sarzeau, il ignore encore dans quel but, il s’en remet au hasard qui semble avoir changé de maîtres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE DEUX

 

 

Le penne de la porte de chez René refuse absolument d’adhérer à son logement dans le battant opposé et Sarzeau ne parvient à la clore complètement qu’à la troisième tentative bruyante. Trop tard, en tous cas, pour éviter d’être toisé par l’ensemble de l’assistance à son entrée. Trop tard pour qu’ils ne fixent pas le sac en papier marron au creux de son coude et qu’il ramène instinctivement contre sa poche bossue. Il a honte, puis il les haït et enfin, il s’assoit au plus sombre des coins du comptoir. Il se détend, sourit en les méprisant, ce qui le décontracte complètement.

René tarde à le servir, essuyant par-ci quelques verres, poursuivant par-là une conversation inutile. Le paquet de Sarzeau calé au pied du tabouret, il laisse glisser ses mains vers le fond de ses poches où la découverte de la masse tiède de l’arme lui assure une solide stabilité.

Enfin installé, calé, renforcé, il considère son entourage, amalgames d’accusations confuses qu’il réceptionne et rejette par un regard croisé ou un juron murmuré suite à ce qui pour lui, est une agression.

Ce jeune con accoudé au comptoir et qui lui tourne le dos. Sa vêture de sioux - un foulard rouge entoure ses cheveux longs qui chutent sur ses épaules grossies d’un cuir épais et puis ce jean, bon Dieu, c’est pas un pantalon, ça, c’est un quotidien engagé, la paix et l’amour sur six colonnes à la une, mort aux vaches en page centrale, allez vous faire avoir, le conseil de santé du jour en quatrième de couverture, jusqu’aux bottes éculées à outrance - fait du pauvre môme un banni des dieux. Il pourrait, l’imbécile, adresser un sourire à Sarzeau, le regard de ceux que la différence forcée ou volontaire est sensée rapprocher. Mais non, il s’éloigne, tourne le dos, joue à jeter des boulettes de papier dans le gros cendrier du comptoir, rentre dans la catégorie des similaires, similaire à eux s’entend.

René sert le café à la table des cartes d’où fusent les insultes aux angles arrondis d’une mauvaise vanne, les éclats de rire du gros Bébert qui a renoncé à engueuler le petit portugais qui est finalement aussi jaune que son Amanda chérie.

En fait, rien de ce qui n’a pas trait à une compréhension, une compréhension de lui s’entend, n’intéresse Sarzeau. Même si certains coups de pied au cul - comme dirait papa en écrasant son ultime Gitane - seraient préférables pour lui que certaines compassions. Mais leurs déviations n’intéressent pas Sarzeau. Déviation de ce que devrait être leur unique ligne : la compassion à l’égard du pauv’Sarzeau.

C’est vrai, ça.

Ils ont enfoui papa, tué maman, brisé Jeannine, oublié qu’il jouait autrefois à leurs jeux, perdu la tendresse, égaré la parole. La justice ? Non, ils n’ont jamais approché la moindre notion de justice. Un jour, ils se sentiront profondément lésés, comme trahis par le fouet dont ils tiennent le manche, le drame enfoncera ses crocs dans la tranquillité de leurs habitudes, ils pleureront un proche sans qu’on croit qu’ils pleurent et ils réclameront une paix que l’on ne leur donnera pas. Ils auront à porter le poids d’il et d’on. Je et Tu devraient être similaires dans leurs accords, c’est à dire qu’un certain devrait avoir le courage d’adresser la parole à Sarzeau, ils ne l’ont jamais fait, Jean, pourquoi le feraient-ils aujourd’hui ?

Sais pas, moi, parce que c’est aujourd’hui...

C’est pas une réponse, Jean.

Après tout, je m’en fiche. J’en veux pas de leur parole. J’ai les Bêtes. Ce que je veux, ce sont les Bêtes.

C’est pas une solution, Jean.

Et eux, c’est une solution ? Ils ont le trou de balle défoncé par la Conjoncture Actuelle. Je ne cause pas aux pédés.Et les Bêtes, elles sont là, les Bêtes ? Ouais, elles sont là où je veux, dansez les Bêtes ! Montrez à... A qui, d’abord ? Peu importe.C’est vrai, peu importe. Faut lui montrer, les Bêtes, lui montrer comment vous dansez ! Et la domesticité de son esprit effectue une ronde d’abord timide, il faut un temps d’adaptation, à l’étrange ménagerie, entame ensuite une farandole qui emplit l’espace insuffisant de son regard, déforme le tangible - ce qui affaiblit le réel - prend possession de la matière. La mélodie dissonante de son rire parvient à couvrir l’éternel gémissement de la basse-cour de Satan et, finalement, l’effet visuel de leur corps translucide croisant leur image révèle la véritable nature des bestiaux. Au travers des vapeurs toxiques qui hydratent leur peau écailleuse, seuls leurs yeux brutalement couverts de facettes doivent pouvoir mémoriser quelques unes des références de cet enfer révélé. Le carrelage blanc suinte d’une humidité perverse qui englue les mouvements de l’homme, tandis qu’eux semblent parfaitement adaptés à leur propre nature reptilienne et à leur nécessaire environnement marécageux, sauf qu’à la place du petit portugais pépie une perruche jaune ( Sarzeau conclut qu’en Enfer, les perruches pépient ) perchée sur une fraîche à Ricard. Leur langue rouge et fourchues raclent dans leurs nasaux béants quelques étrons de pif dont ils se délectent bruyamment, faisant succéder de grands " grrr " à de petits " shlarps ", puis une fantaisie de figures rampantes avec leur queue d’alligators blêmes. L’un d’eux - Sarzeau ne se souvient plus de quel déguisement celui-ci est fourbi sur terre - fixe franchement l’homme entre ses deux paupières écarquillées. Sarzeau est dans l’instant trempé de sueur. Rien ne l’a choqué dans la mutation du décors, il songe qu’un rêve éveillé et qu’un jeu des Bêtes l’a posé là, mais au fond de la terreur que ce regard inspire, il réalise qu’il n’a rien d’invisible, que toutes ses sensations sont orientées vers ce frisson qui l’a brusquement parcouru. Comme il chancelle, vacille, brinquebale, s’épouvante, il chute simplement de son haut tabouret et comme toute sa concentration s’évente avec le fluide de Vérité des bonnes Bêtes, il se trouve debout, au pied de son siège, dans le rade à René, qui semble enfin s’intéresser à lui. Mais j’suis pas dupe, hein ! Je les ai vu avec mes yeux à moi ! Mais les yeux de son Moi sont tournés vers René qui a planté les siens dans ceux de Sarzeau.

- T’es encore vivant, toi ? Ils se sont concertés, pense Sarzeau, ce qui ne lui permet pas de trouver de réponse, alors il se tait.

- Tu bois quelque chose ?

- Possible.- Dis-donc, tu me réserves tes prochaines ASSEDIC, parce que j’ai plus de place pour ranger ton ardoise. Pourtant, j’ai une grande cave. Et René part d’un grand rire moqueur.- Pas charrier, René.- J’charrie pas. Non, sérieux. Tu bois quelque chose et on cause petitem monnaie. Qu’est-ce que tu bois?

- Un Cognac.

- Eh, t’as les moyens ! Rosie, sers un Cognac au monsieur !

- Arrêtes, René.

- Ben il n’y a pas de mal...

Derrière son comptoir, René fouille un moment dans une pile de papiers, dérangé par Rosie, la plus stupide des blondinettes de la ville, qui pose un Cognac à côté de Sarzeau.

- Voilà ! s’exclame René en faisant surgir un cahier de brouillon ridé de mille emplois et dont la couverture peut faire pâlir de jalousie les meilleurs cocktails des plus somptueux cafés.

Et quelque part entre une éclaboussure de Curaçao et une tâche de vin cuit, René a inscrit le nom de Sarzeau, puis empli la page de dates, libellés et graffiti informes correspondant aux réclamations éthyliques Du-dit Sarzeau au coeur du coup de feu ou d’un tournoi de belote.

-Re ! jubile le petit portugais qui avec Momo remporte la manche.Gulp, fait le gosier de Sarzeau qui engloutit le Cognac.

Chlap, fait la langue de René qui claque contre son palais.

- ... et des poussières, siffle la voix de René après avoir cité un chiffre astronomique.

- C’est l’âge du Capitaine du Hollandais Volant, dit un vieux dont l’oreille rampait sur le bar.

- Non, monsieur Raymond, dit René. Le bateau que vous causez, c’est la Méduse.

- Ah non, réplique le vieux, au temps de celui-là, j’étais pas né. Ca ne les fait même pas rire et Sarzeau se sent rougir.

- Un autre, dit-il simplement.- Un autre ! crie René. Sous le flingue, il y a le portefeuille, encore assez plein pour mépriser le taulier. Sarzeau le sort et le vide sous les nasaux frémissant du reptile gris.

- Ca va, je me paye, Sarzeau. Sarzeau élimine toute trace d’alcool dans son verre.

- Un autre.

- Ah non, hein. Tu te saoules pas chez moi, Jean.

- Un autre.

- Ca suffit, j’ai dit.

- René, sers moi un autre verre. Sarzeau fait glisser ses mots avec une lenteur menaçante. René en a vu d’autres.

Il empoigne l’homme par les pans de sa gabardine, il plante ses pupilles dans les reflets du regard vitreux de l’autre, il dit quelque chose, quelque chose qui résonne,qui résonne dans le pauv’ crâne à Sarzeau,qui le prend mal,très mal,oh oui, il te fait si mal, mon doux Jeannot,il nous griffe et il nous mord, oh oui, qu’il nous fait mal ! Il te donne envie d’être ailleurs, tu sens que ça va mal tourner, oh oui, il te chasse !

- Faut me lâcher, René. Faut pas me tenir comme ça. Vous êtes tous vilains avec le pauvre Sarzeau, je m’en vais.

- Ca te fera pas de mal, dit René dont l’étreinte se desserre et dont les yeux, au lieu de s’attendrir sur la misère du pauvre Sarzeau s’allongent en deux fentes victorieuses et malignes.

- Je m’en vais !

Sarzeau a crié. Contre le visage de René. Cet horrible visage dont chaque pli est une insulte supplémentaire. Les autres se sont tus et ont figé l’instant dans un drôle de silence.

C’est vraiment étrange, un bar subitement silencieux que crève le sifflement de la vapeur du percolateur affluant dans un pot d’acier brillant. C’est étrange parce que personne ne comprend vraiment ce qui se passe. On perçoit simplement une violente odeur d’homme affrontant le vide de l’autre, confrontant sa masse au regard des autres qui est un tissus de paroles interrompues, de pensées moites, de soupçons silencieux. Sarzeau se sent cerné, mais il n’y a plus comme au premiers temps après l’usine, cette panique d’idées confuses qui frappaient contre ses parois crâniennes. Il sait ce qui se passe, lui que par un mystérieux mode de communication extrasensorielle - y z’ont une bouche invisible dans les yeux qui cause à une oreille qu’on ne voit pas, p’têt collée sous leurs cheveux parce qu’eux même ne s’entendent pas toujours très bien - ils attendent qu’il mette ses paroles à exécution.

- Je m’en vais, répète-t-il doucement.

Comme il parvient à clore la porte du premier coup, il se trouve, malgré la honte, la défaite et l’angoisse, particulièrement léger. Sans doute retrouver les Bêtes dans la chambre qui donne sur la cour, le gros chat, les pigeons, faire couler en soi la pierre en fusion du mauvais vin, toucher son sexe, jouer à contenir ses désirs, vomir, pleinement heureux de...

Le vin !

Mon vin ! Fichu Sarzeau que je suis ! J’ai oublié mon vin chez ce maudit René !

Jamais la porte du bar n’a eu aussi peur. Elle s’écarte violemment et revient tout aussi vite, cherchant à défendre son territoire, mais l’envahisseur a déjà franchi la frontière, bousculé une ou deux chaises sans ménagement pour les populations civiles qui se soulèvent un instant mais dont la révolte est aussitôt matée par le regard fou de l’individu. Il fixe un point au sol sous un haut tabouret, un point où il n’y a que du plancher,

que du plancher !

- Mon vin !

- Crie pas, dit René. Le voilà ton Château Etron.

La poche en papier marron trône sur le bar, exposée comme un monument public de la honte d’un seul.

- Donnes moi mon vin !

- Ben prends-le, mon gros.

Tandis qu’il s’exécute, un méchant malaise déferle sur ses défenses saillantes, s’engouffre dans chacune de ses failles : il comprend brutalement qu’il en a assez des vannes grasses de René, qu’est passé le temps où sa propre humiliation le faisait sourire parce qu’il ne se savait pas humilié - l’effet étant du plus grand comique. Sarzeau, le gentil Sarzeau est devenu intelligent.

Sa langue est toujours mal apprise, ses mots mal connus, mais,

mais il n’est pas dupe, les apparences ne le trompent plus,

surtout les illusions qu’ils créent,

ils ont poussé trop loin,

il a poussé le cran de sûreté,

il n’avalera plus cette boue dans laquelle ils l’ont tiré,

il a armé le chien,

ces satanés bestiaux !

- M’appelles pas mon gros, René.

- D’accord, mon gras.

René sert une pression. Sarzeau attend, il a le temps, il ne les craint pas. Leur désir est qu’il parte.

René revient, se plante devant lui, derrière le comptoir, les poings appuyés sur le Formica imitation marbre.

- Qu’est-ce que tu veux encore ? J’te servirai pas, Sarzeau.

- M’appelle pas mon gras.

- Qu’est-ce que ça peut te foutre ? J’peux aussi t’appeler ma couille, ma vésicule, mon trou de balle adoré...

- Ca me fout les boules, répond Sarzeau avant que René n’ait pu rire de sa vanne.

- Oh, pauve chou... et René rit tout seul.

Les Bêtes ont surgi si soudainement, leur mouvement a été si brusque que Sarzeau a vacillé sur se jambes tremblantes.

- Rentres chez toi, Jean, couche-toi et demain, tu viendras.

Sarzeau n’en croit pas ses oreilles. La gentillesse de René le dépasse, il sait, Jean, que René veut se débarrasser de lui ; mais non, sa voix était réellement tendre, il était si gentil, il t’aime tant, maman, que je t’aime mon Jeannot, tu me tueras, Jean !

Sarzeau fond en larmes. Les Bêtes hurlent, hurlent si fort la douleur de leur maître, le gros poing poilu de René tapote son épaule et l’une des Bêtes à la voix suraiguë hurle plus fort que les autres.

- T’as pitié du pauvre Sarzeau, René, dit Jean en chialant.

- Ben j’dois dire, commence l’autre.

- Garde-la, ta pitié, dit Jean. Garde-la ! hurle-t-il.

- Faut pas croire, je sais qui vous êtes, vous, j’trouverai bien ce que moi je fous là. Pas de pitié ! Pas de pitié pour le pauvre Sarzeau ! Frappe-le, serpent! Frappe-le !

- Ecoute, Jean, calme toi...

Jean, il est cramoisi de rage et de la force de son denier espoir, il soulève le poids des années d’échec qui ont déformé son corps et formé son esprit tout neuf, la cage aux Bêtes. Gueule ouverte, pluie excrémentielle de mots orduriers. Sarzeau entreprend de massacrer méticuleusement chaque objet fragile sur lequel sa main peut tomber. Comme ça, parce qu’ils pervertissent même la matière, surtout la matière, parce que Sarzeau veut venger Sarzeau. René surgit de derrière le comptoir, hurle des mots qui ne disent rien Sarzeau.

Et René hurle jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’un tabouret haut prenne en volant la direction des étagères sur lesquelles sont exposées les bouteilles. Là, il se tait. Parce qu’il ne peut pas faire deux choses à la fois, René : culbuter le vieux Sarzeau d’un droit manqué qui explose tout de même l’épaule de l’enragé et hurler en bavant toutes les insultes de la Création. Sarzeau, lui, il fait des tas de trucs en même temps,

il se rétracte sur lui-même, comme l’un de ces lutteur antique qui nourrissent leur rage de leur douleur,

il invoque les puissances de l’invisible pour révéler la Vérité vraie à ses propres yeux, comme le ferait un sorcier mythique des vallées noires,

il fouille dans sa poche pour trouver une bonne prise sur l’arme, comme un martyr apostolique qui cherche dans sa foi l’ultime défense.

Un instant plus tard les reptiles gris émettent ce sifflement prolongé qui leur est si particulier quand la panique les fait déverser leur venin sur le carrelage indéfiniment blême de leur enfer vaporeux. Ils ont vu l’arme qui s’étoile de multiples éclats sous le vague éclairage d’un astre trouble qui perce la brume environnante. Ils ne comprennent pas vraiment, en fait. Ils ne comprennent pas vraiment que l’un d’eux va mourir.

- Le vieux Sarzeau a trouvé ça, dit Sarzeau en exhibant l’arme. Il l’a trouvé pour quelque chose de bien particulier, pour clore vot’bec de bestiaux de deux du Diable.

Son pouce appuie sur le chien qui cliquette en se figeant dans sa position armée.

- Pas un qui a tapé à la porte du vieux Sarzeau pour savoir comment qu’allait sa pauv’ tronche, pas un qu’est venu avec lui pleurer ses cadavres, pas un!

René ouvre ses bras impuissants à colmater la misère du vieux Sarzeau, quand il se trouve avec le bout du canon froid sous ses nasaux fumants de reptile gris. Sarzeau n’a pas peur de la proximité avec le serpent, parce qu’il se fige dans sa terreur. Les yeux de René cherchent le pote qu’aura les couilles de rentrer dans Sarzeau avant que...

- Pas un qui bougera, maintenant que t’as perdu pied, vieux René, dit Sarzeau qui pour une fois a compris quelque chose à quelqu’un. De toute façon, là où tu vas, tu n’auras pas besoin d’eux. Je crois que je t’envie, il y aura du monde à ton enterrement.

René ouvre sa gueule, bave, gémit et sanglote.

- Pas un, René.

La douille de la cartouche tirée s’arrête de rebondir sur le parquet - le carrelage dans l’enfer des bestiaux - à l’instant précis où René cesse de gémir sangloter et baver. Il ne peut pas tout faire en même temps, René, se donner en spectacle en crever dignement, quoiqu’un cadavre avec un mâchoire en moins qui s’affale mollement sur un comptoir de bistrot populaire n’ait vraiment rien de digne.

Un manteau de fer a couvert l’ombre de Sarzeau. Ce que contient le placenta d’une digne vie qui va éclore est un métal en fusion bouillonnant d’une rage douloureuse, qui perce les tissus quand le métal refroidi de par le feu et que frappé, moulé, laminé, poli, il sort en une brève pointe qui dénonce une chair, la juge, la détruit, la brûle en vérité, en souvenir sans doute du métal en fusion et d’un soir d’été, aussi, où le Prince ne se contenta certes pas de chanter sa beauté à la gueuse. Il ne se souvient pas, son petit Jeannot d’aucun jour où un serment d’amour ne l’ait pas conduit au meurtre d’un certain, il sait seulement, il voit que la connaissance jaillit avec le feu, portant au loin une méchante petite dent de plomb.

Le sifflement des lézards gris est tel qu’un vent de panique soulève la brume moite. Certains tentent de gagner la porte, aussitôt refoulés par des plus paniqués qu’eux qui ont oublié où qu’elle est cette sortie, ou des qui bougent plus, glacés d’effroi. Sarzeau en voit un, là-bas, qui rit nerveusement à genoux sur le carreau, en pleurant tout à la fois qu’il s’esclaffe et sans savoir d’où lui viennent ces mots ni cette lucidité, Sarzeau comprend que club-ci est heureux d’avoir évité la balle.

Ecoeuré, mais fort et paisible, il en repousse un ou deux, puis un troisième à la volonté agressive qu’il aurait bien descendu, mais il n’a pas le temps, il sort.

Les nuits des quartiers périphériques sont silencieuses et vides, souvent noyées - en hiver - par un crachin moite mi pluvieux, mi brumeux. Les bistros seuls où qu’on tape le carton ont le privilège de chiper du peuple à la reine télé. Ils sont comme des yeux qui appellent les rares marcheurs et Sarzeau sent le regard de Chez René couler sur son échine et sur sa colonne. Il part en trottinant dans le crachin, cherchent les angles sombres, construisant un parcours d’ombre en puisant dans la parfaite connaissance qu’il a de la ville, quand elle est noire et trempée. Il en déduit que la Vérité des Bêtes cède le pas à la mascarade des bestiaux, qu’ils sont vraiment partout, que sa mission vengeresse s’avère par conséquent dangereuse.

Sa mission... Il est évident qu’il a acquis une mission,

elle consiste à nettoyer les rues empuanties de leur existence excrémentielle,

le Flingue lui est échu de droit pour accomplir sa mission,

il devra se conserver en vie afin de pousser au maximum le sens de sa mission,

il lui est permis, ou il est toléré par les divins agents qu’il emploie certaines de ses haines ou de ses rancoeurs du moment qu’elles ne sortent pas du cadre de sa mission,

encore des questions ?

Il n’y a pas de questions.

C’est vrai.

Une question.

Oui ?

Pourquoi le pauvre Sarzeau ?

...

Bon d’accord. Y’a-t-il un nouveau Sarzeau ? C’est à dire, doit-on encore dire le pauvre Sarzeau ?

Certainement non.

Si il avait pu concevoir que son crâne nu et glacé par la nuit crachoteuse, est en réalité bombardé d’interrogations, qu’il n’a aucune idée de la nature de cet interlocuteur qui surgit de temps à autre, il aurait certainement cessé de courir de poubelle entassées en cavités sombres, il aurait sûrement jeté l’arme dont le canon brûlant cuit un peu la surface de sa paume droite. Mais c’est trop...

Exaltant, Jean.

C’est ça, exhalant. Ca exhale ( il ricane, heureux que tout vienne aussi simplement pour lui ). Alors il court, exalté et puant et au sortir d’un chantier boueux qui le cache par deux fois des phares curieux d’un car de flics - pardon, Jean, d’une meute de chiens de l’Enfer - il aboutit dans ce quartier rupin où nichent leurs chefs.

Une porte cochère, trois marches montantes qui mènent à un vieil ascenseur grillagé de noir. Une figure de fer forgé, un dieu antique, observe sans broncher le tapis rouge qui partant de la grille noire va jusqu’à trois marches descendantes au bas desquelles se tient un homme blotti dans l’ombre contre un mur de pierres blanches.

Il se nomme Jean Sarzeau, s’habille de la manière la plus exécrable qu’il soit, peut-être pour rendre visible son corps ingrat. On aurait peut-être pu faire quelque chose de sa tête qui pour l’instant est plus décorative dans l’inesthétique ensemble qu’autre chose. Il avait de l’imagination, le petit, on ne se souvient plus trop que du jour où il a loupé son Certif et chaussé les godillots crotteux de son père pour suivre ses stables traces dans un monde qui lui, mutait. Mais l’homme présentait quelques faiblesses quant à son entourage qu’il sanctifiait mille fois. Il avait les yeux ouverts, les oreilles tendues, mais la bouche close hormis ce mince espace permettant à tout fluide de s’y introduire. Il but leurs paroles et absorba leurs croyances à tel point qu’il enfla et qu’un jeune homme finalement assez gracieux, comme en témoignent les vieilles photographies, devint plus bovin qu’un boeuf, comme l’affirme la sueur qui coule entre ses cuisses et brûle sa peau contre les élastique du torchon qu’il porte en manière de slip.

Diverses irritations. Etre à l’étroit dans son corps : une dent qui foire, un rein qui pisse tout seul et les muscles qui ont la tremblote cause que le palpitant surmené sonne l’arrosage général. La tronche fait une rapide tournée d’inspection de cet admirable cloaque, s’en enfuit au plus vite, général fataliste et désolé, vers le plus proche bordel ouvert sur d’autres images.

Il y a Sarzeau qui est tout seul, qui souffle comme un émasculé, qui s’abreuve pour mieux suer des effrayants termes de sa mission : tenir, accomplir, éliminer, laver. Il y a le Flingue qu’il serre dans sa poche, l’ombre de la victoire, aussi. Le curé du miroir qui dégringole en mille morceaux sur la mâchoire éclatée de René, qui saigne dans la bière, le Pastis, le calvados, le café, le rouge qui coule sur les pieds de Sarzeau, qui frappent obsessionellement un trottoir trempé, qui mène jusqu’à une porte cochère fourbie de trois marches et d’un vieux tapis rouge et d’un vieil ascenseur noir qu’éclairent soudain les phares d’une grosse voiture.

Ils reviennent, pense-t-il.

Ils serre l’arme un peu fort sous ses doigts et dans sa paume, persuadé que ces bestiaux-là sont les habitants de ce lieu-ci et qu’il faut se préparer à brûler leur cervelle à la première occasion. Il est vrai qu’avant de s’immobiliser tout contre le trottoir, la berline noire a progressivement ralenti depuis que ses phares crèvent les yeux de Sarzeau. Rudement agressive, qu’elle est, c’te grosse caisse de riches, avec ses brillances au bout des lames d’acier noir qui percent la nuit. Elle s’immobilise sans le moindre grincement, s’ouvre et...

Et : il la tient par le bras avant qu’elle ne puisse sortir. Il la serre fort, si fort, le jeune animal blond qui conduit la charrue, que Sarzeau imagine les petites tâches blanches que marquent ses doigts griffus sur son teint mat, sous la robe de satin noir qui recouvre la belle. Oh oui, mon Jeannot, elle est belle !

C’est l’Ange qui a malencontreusement chut parmi eux. Une jolie blonde qu’est pas fichue comme c’te satanée Rosie, un ange qu’a des jambes qui s’allongent dans la nuit sous ses collants noirs, qu’a les yeux cachés par des carreaux fumés, mais qui ne craint rien de l’ombre, vu que toute sa beauté surgit à la lueur du seul plafonnier. Il entend un peu sa voix, rien de ses mots.

Pas la peine, l’histoire est claire : le bestiaux l’a capturée et bloquée dans la berline, il l’amène dans son antre et quand elle cherche à fuir, il la serre par son bras fragile. Il lui a fait mal, mon Jeannot, le jeune bestiaux blond qui conduit la grosse caisse noire de riche, oh oui, mon Jeannot, il éconduit le bel ange.

Et pense au bon Dieu, qui a pris le hasard en main, maintenant,

autrefois,

autrefois t’aurais fui,

mais le Flingue,

autrefois, t’aurais bu un coup et fermé les yeux,

mais les Bêtes,

autrefois, t’aurais insulté le bourgeois,

mais bon Dieu,

t’aurais cherché du secours dans le regard dégoûté de la Belle, autrefois,

mais ce soir,

le canon refroidi de l’arme collé à plat contre ta joue, ton pouce abaissant le cran de sûreté te font grimacer un sourire, tant ta force est certaine, tant l’instant est heureux.

Tu peux mépriser

et rire

et sauver la Belle

et tuer le bestiaux

et jouir de tout ça.

Alors, t’attends un instant, puis tu respires un grand coup et tu plonges dans l’air froid. Tu progresses rapidement vers l’auto noire et cette fois, seul ton élan entraîne les Bêtes à ta suite et leur Vérité ne surgit qu’au coeur de ta course. C’est une drôle de torsion qui incurve la pauvre lumière, une tâche, une étoile, l’auto est l’auto, unique point stable, avec l’Ange, du resurgissant Enfer.

L’autre te voit bondir dans la nuit, mais y réagit pas vraiment et j’peux te jurer, mon Jeannot, que ce rictus merdique qui agite sa face de caïman c’est de l’agacement de bourgeois, le " va voir ailleurs " qui accueille le colporteur ou le mendiant. Il est un peu furieux quand t’approches de sa peinture neuve, un peu froissé quand tes doigts accrochent la poignée de sa portière, carrément révolté quand ta main d’ouvrier l’arrache de son siège, comme un clou tordu d’un mur de pierre. Il ne perd pas sa position d’ailleurs, monsieur mourra un peu moins confortablement qu’il a vécu, à genoux sur le bitume.

- Suce , que tu lui dis, mon Jeannot, quand il mord à pleines dents l’acier de ton canon. C’est que t’es un rigolo, quand tu veux, mon Jeannot.

Et pan.

Le bourgeois ( comment les bestiaux se distribuent-ils les rôles à simuler ? ) n’a pas tremblé.

Il n’a pas eu le temps de supplier l’ouvrier qui admire maintenant les mille étoiles rouges qui macule le carrelage blanc.

La femme crie. Elle attire à nouveau son attention et son être à vif.

- J’comprend pas pourquoi tu cries, qu’y dit,

mais elle crie

et les gros doigts indélicats du gars Sarzeau s’égarent dans le fouillis de satin noir et de cheveux blonds,

car qu’il s’est engouffré dans la caisse d’un jet, se cognant partout, agitant les suspensions de l’auto comme un pensionnaire de collège découvrant son lit de fer.

C’est son parfum qui le déroute.

Et ses cris.

Et ses petites dents blanches mordant son index quand enfin, elle se tait.

- Tais-toi, on est du même bord, dit-il.

Ses cheveux se sont éparpillés sur ses épaules noir satiné, la bretelle gauche de sa robe est tombée, dévoilant la naissance de son sein, puis les genoux remontés sur le siège, ses talons aiguilles piquent les cuisses grasses de l’homme immobile. Il s’abreuve de sa beauté, cherche en lui toutes les tendresses perdues et les mots, les jolis mots qui sont capables d’exprimer ça.

- Belle, dit-il.

Et sans lâcher la prise qu’il a sur sa parole, il replace sur son nez les lunettes fumées qui sont tombées dans son autre main, sur le ventre de l’Ange. C’est sage. Elle a des yeux couleur bleu de travail trop lavé, des qui ne savent pas regarder cruellement, qui vont faire pleurer Sarzeau si il continue à les fixer.

Il pense au petit salaud gisant, sur le carreau entre les mille éclats du miroir et les dents de la mâchoire inférieure de René. De lui, il gardera cette poussière de cervelle soufflée sur l’infernale faïence, firmament pourpre.

Comme il cogite, elle s’agite.

- Faut que tu te calmes, dit-il.

Elle fait oui de la tête et relâche sa mâchoire d’où Sarzeau extrait son doigt marqué et douloureux.

- Bon, dit-il. Sais-tu conduire ?

Elle hoche à nouveau la tête.

- Conduis.

Elle prend sa place et lui fait le tour de l’engin.

Elle reste figée, ne parvient pas à faire un geste, comme effrayée par le gros volant qu’elle tient dans ses mains, repoussant le plus possible son regard de la portière entrouverte.

Elle émerveille ses sens, panique ses certitudes, irréelle qu’elle est.

- Conduis, dit-il.

Elle lui jette un petit coup d’oeil paniqué au travers de ses verres sombres et revient très vite à ses commandes pour arracher la berline à son immobilité.

- Où ? demande-t-elle.

C’était le premier mot que causait sa jolie bouche.

C’était une nuit où un pauvre type avait hissé son échine poilue au sommet des anneaux du hasard.

C’était une nuit où qu’un sang noir avait coulé de la raison d’un gars qu’on croyait si mort qu’ils se demandaient parfois entre eux où qu’on l’avait enterré le gars de la rue des Peupliers.

C’était fichtre bordel une drôle de nuit et la main armée de l’homme pesait sur son sexe en érection, à la fois pour le cacher et pour réfréner ce subit élan qui vient trop vite et lui fait oublier le sens de sa mission.

- Où tu veux, répond-il. Roule !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE TROIS

 

Ca fait un moment qu’ils roulent comme ça sur les boulevards, sans dire un mot, à regarder les vagues filets de lumière se perdre dans le gris des cités qu’ils longent. C’est le courant des rares voitures qui font à qui va vite sur l’asphalte, à qui joue, à qui gagne, à qui est le plus sombre entre les réverbères, à qui est le plus vite dans les lignes droites.

Eux s’en fichent. Il s’agit d’être là, discrets, bien que la parfaite voilure de la berline noire semble attirer tous ces fous citadins qui bravent, la nuit, le vent des boulevards.

Qui klaxonne et qui clignote, c’est bientôt le vacarme des feux et des avertisseurs. Leurs coups sont rares, en fait, mais,

le souvenir

de chaque choc

se perpétue, prend forme

- comme un trouble montage -

et chaque éclair et chacun des cris

finissent par s’entasser dans les songes de la Belle

qui a peur,

s’étouffe

d’angoisse,

de terreur,

d’angoisse encore,

mais conduit

parce qu’au dedans de sa tête, ils ne cessent de klaxonner, crevant une à une les épaisses digues qui tiennent à l’abris sa raison.

Ils la poursuivent certainement.

La preuve, c’est ce type moite et gluant qui l’a prise en l’emmène - non, c’est elle qui pousse la machine - et qui a tué... Qui l’a tué.

En fait, c’est une immense horreur.

Ou plutôt, un incroyable cauchemar.

Ou bien une porte ouverte sur l’Enfer.

Tiens ?

C’est un curieux mot, l’Enfer. Fille de pute et pute elle-même - mais de luxe, certains font dans l’ascension sociale - elle n’a jamais utilisé ce terme qu’à l’éveil venant quand elle sent qu’un jour triste et peu différent du précédent vient l’extraire de ses rêves. Mais là...

Enfer : un vieux bedonnant des dollars qu’il avale, un lit trop chaud, des draps froissés et les ronflements Du-dit vieux tout contre sa massacrante humeur. Non, il faut rayer tout ça.

Enfer : celui qui brise la relative paix qu’a conclu la Belle avec elle-même, l’eau qui s’écarte de dessous les pneus et qui semble arroser les pieds des hautes tours, le principal qui s’effondre, le doute qui s’installe.

L’Amour pénètre souvent par la porte du doute.

Il faut y croire, c’est tout.

Mais elle ne croit plus en rien depuis longtemps.

L’Amour, elle se l’interdit, question de survie.

Elle ne croit pas.

Elle voit.

Le petit coupé brillant qui s’élance à leur gauche peuplé de bruyants mômes dont les insultes mordantes percent au travers des hurlements de la radio qui les pousse à aller vite, si vite, crever l’air qui dresse leur cheveux ras aux pieds de la mort qui fête avec eux leur nihilisme dans l’abîme des boissons fortes. La nuit les engloutit bientôt, les efface de son regard. Mais le vacarme subsiste aux angles de son esprit, la terreur, admirable enfant des forêts, bondit sur son âme et creuse sa chair d’un sillon indélébile au bas-ventre, d’un petit pli sur le visage, au coin de son oeil parfaitement maquillé. Elle en lâche presque le volant, elle veut cesser de conduire - de se conduire, avec l’homme à son côté, qui est une forte odeur, celle de tout le drame. Au dehors, pourtant, elle ne frémit pas. Conduire est sa seule chance.

Et elle le fait bien.

La ville est avec elle. L’Organisation - dont elle est l’un des meilleurs outils - regarde partout et ils la sortiront de là. Des affaires trop importantes en jeu. Son cadavre serait un immense aveu car on l’a vue partout et une enquête serait riche en potentiel dénonciateur. Alors ils vont venir la sortir de là. Ils vont venir. N’est-ce pas ?

Sarzeau comptait les termes qui, de prés ou de loin, qualifient sa mission. Oh, ils ne sont pas nombreux.

Il y a épopée. Un feuilleton à la télé est titré : " L’Epopée de ". " L’Epopée de Sarzeau ". Ca sonne bien à son oreille.

Tiens, dans le même genre, il retrouve odyssée. Le titre d’un film de guerre sous-marine commence comme ça. Dedans, il y a des hommes qui ont peur et un courageux capitaine dont la générosité surpasse la gravité des avaries que subit la coque de l’esquif. Ca lui plaît, ça, Odyssée. C’est l’assurance d’une divine gloire.

Bien sûr, il y a aventure. Les Aventures du Grand Sarzeau au Coeur de l’Enfer Gris. Mais l’aventure voue un rite au hasard. Le hasard change trop couramment de main pour que Sarzeau se prosterne aux portes de son temple et l’aventure est une initiation, alors que lui, Jean Sarzeau, est un missionnaire qualifié, sans quoi le Grand On ne lui eut point confié le Flingue.

Il observe attentivement le char de fer noir qui passe à leur côté, monté par deux guerriers lézards bardés de cuir sur leurs écailles grises. Ils s’esclaffent et mugissent, poussent leurs chevaux au comble de leur souffle. Ceux-là sont d’une souche d’envahisseurs inférieurs, sous-officiers sans doute dans les sataniques légions. Ils s’ennuient ce soir, alors ils poussent leurs chevaux dans les coursives du monde conquis. Ils se moquent bruyamment des indigènes qu’ils pensent vaquer à leurs primitives occupations ce qui prouve à Sarzeau que leur camouflage, à l’Ange blond et à lui-même, est parfait.

Quoique leur véhicule lui paraisse trop voyant.

Non, les jours vides - les exils dans l’ombre - sont achevés.

Ils combattront au grand jour, maintenant.

Ils diront : Sarzeau, l’Ange et le Flingue parviennent sous nos murs. Holà ! Vermines ! Compagnons de pourriture, parez vos plus vils poisons, vos plus mordantes insultes, vos plus perverses langues ! Ils doivent sucer le jus de leur propre sang dans la poussière du sol avant que le Soleil ne lève un jour nouveau ! Aux armes, compagnons ! Pour Satan dont nous sommes les plus beaux étrons !

Et sur la terre brûlée leurs roues soulèveront le sable rouge

sous la Lune cruelle,

cruelle pour les bestiaux,

car ce soir-là sera celui de leur perte,

au pied de la montagne noire

que chevauchent les tours

- noires aussi -

qu’ils occupent en place et conscience des hommes en essayant de comprendre lequel des grands mystères les pousse à haïr, à répéter chaque jour ces gestes-là qui font couler le sang des hommes sur la terre sèche.

Ainsi les bestiaux mourront-ils selon la Prophétie que trame le rêve et la saga - la saga ! - de Sarzeau s’achèvera-t-elle dans le sang d’encre qui s’écoulera de leur dépouille vide?

Bon Dieu, se méninge Sarzeau. Tous ces mots, c’est comme une pluie. Ca vient tout seul, en trombes et ça s’en va comme un coup de vent ! Mais ça cause que les bestiaux seront rendus le ventre en l’air par ma pogne qui tient le Flingue et dans pas longtemps, faut croire !

- Et t’en sera, qu’y dit à l’Ange.

Son âme sursaute, son corps est impassible.

- Hein ? curieusement ses lèvres roses.

Comme une foule de "hein" tambourinent en échos l’os crânien de Sarzeau, le silence s’installe tout naturel qu’il est dans le trône qu’entre eux il s’est approprié dés le départ. Faut qu’il se casse pour de bon, pensent leur deux bon sens en une fois - la seule - réunis. C’est l’Ange qui le chasse d’un coup d’elle, d’un battement de cils, d’un coup de voix lancé sur des éclats d’instants.

- Je ne comprend pas, dit-elle.

- Y’a rien de sorcier, évidence monsieur Sarzeau. On est en guerre. Faut se battre, les tuer.

- Non, ça n’est pas sorcier, répond l’Ange. Je peux poser une question ?

Il y a eu, dans sa vie de pute plus d’un cochon sauvage à dompter. L’avantage qu’elle a sur eux, c’est qu’ils cherchent à la baiser, pas à la comprendre et surtout pas à l’écouter. Ils lui concèdent parfois une oreille distraite et là, elle les possède.

Il faut le faire sans y penser. Sans penser à ce qu’il faudra accepter comme fantasmes tordus, ni aux coups, ni aux pratiques ignobles et débiles. Et d’ailleurs, du moment qu’elle les possède, ils vont rarement au comble de leurs intentions. Qu’il y ait du fric, un cadavre ou sa propre vie en jeu, c’est la même histoire. Elle possède déjà celui-ci.

- Qui faut-il tuer ?

- Tous, tout le monde. Les bestiaux, qu’on les appelle.

- Les bestiaux... Désolée, je ne suis pas au jus.

Plus que tout ce qui a pu se passer auparavant, plus que toutes les paroles qu’il a pu entendre prononcer jusqu’alors, ces dernières déséquilibrent les nouvelles certitudes de Sarzeau. Les hypothèses sont si nombreuses au creux de sa fraise à se bousculer entre elles, à se sectionner de tête en queue, la suivante par une précédente et vice-versa sur sa pauv’ tête un amalgame d’interrogations atrophiées, ils est parcouru par un courant de tics nerveux, il joue avec tout ce qui l’environne, c’est p’têt mon p’tit Jeannot qui doit l’affranchir, qu’il cogite.

C’est une histoire de dingues, claironne l’esprit de l’Ange, tandis qu’un soupir refoule un sanglot, qu’elle passe une vitesse et enrage le moteur.

- Ca gratouillait depuis un bon moment, qu’y dit. On nous cachait, on nous préparait. Maintenant, c’est pour de bon. Faut qu’on récupère la planète...

Et comme pour appuyer son dire, ils pénètrent dans une immense allée blême qu’ouvre un étendard rouge à leur emblème perfide,et cette foutue enseigne lumineuse qui claironne le nom peu glorieux d’un soda américain effraye les sens à vif de la Belle, lui fait craindre, comme elle déchire l’ombre de ses rougeurs, que l’homme perçoive le faible tremblement de ses lèvres. Puis elle se met, en réalisant le sens des paroles de l’homme, à extraire de son visage un sourire dérisoire et méchant.

- C’est une révolution! Où les masses laborieuses se mettent en marche vers la victoire ! C’est ça ? Ou bien faites-vous parti d’un nouveau gang de braques ? On dit que le Crime devient fanatique...

Il serre fort la crosse du Flingue, jongle avec la boucle de sa ceinture de sécurité détachée, puis triture de ses doigts moites les boutons de la radio et il n’obtient rien qu’un sifflement tordu. La radio aussi est prise.

Bihihip bidibididou hidip,

et c’est l’allée d’une cité aux rayonnements confus qui explose de leur satanique victoire, éphémère, bien entendu, de leur chant sifflant. Bihiip...

Tigoudou douhou... C’est cet insupportable signal radiophonique ! On ne peut demander à ce dingue ce qui l’a motivé à brancher l’appareil, à glisser au bout de la bande, en dehors des stations audibles. Elle bifurque à l’angle d’une rue sombre pour faire fuir la lumière de l’avenue, pour se soulager d’une oppression au moins. L’homme ne dit rien, semble soulagé, même. C’est drôle, on dirait qu’il lui fait parfaitement confiance. Alors elle coupe la radio. Et mis à part un petit mouvement surpris de sa face suante, il ne bronche pas plus qu’au tournant.

- T’as pas suivi, qu’y dit. La révolution, c’est pas ça, ça n’existe pas, la révolution. Les gars des syndicats n’ont jamais existé. C’est ça, la vérité. Le crime, si tu veux. La Victoire. Les patrons, les curés, les femmes, même, c’est de la poudre aux yeux...

- Vous philosophez, dit-elle. Ca arrive souvent aux nouveaux.

Un puissant sourire déchire les graisses faciales de Sarzeau. L’Ange s’est dévoilée ! Elle connaît des mots magiques qui doivent venir, forcément venir de la même inspiration qu’à lui-même, des mots qui viennent comme ça faire péter l’instant dans ses oreilles. Et son allusion à la nouveauté de Sarzeau - dont il ne lui tiendra pas rigueur, elle ne peut pas tout savoir - confirme qu’elle ait connaissance de la guerre cosmique dont Sarzeau est devenu le centre, des réseaux de Dieu, des bestiaux

et des bêtes.

Elle le teste.

Voilà ce qui se passe.

Elle le teste comme le font les femmes.

Bien qu’elle soit un Ange.

Mais il faut maintenant que Sarzeau lui fasse cesser ce jeu,

ils n’ont plus le temps de jouer,

puisqu’il ne peut faire cesser le temps,

de tels égards appartiennent à Dieu seul, qui aime tant les hommes pour leur offrir Sarzeau,

qui enlève le péché du Monde

et le sucre des dragées aux amandes de monsieur Cazeneuve.

Les égards de Dieu,

la Pitié,

le Péché,

l’ultime sacrifice,

la Mission !

La Prophétie que trame le rêve...

De chacune de ces formules,

magiques toutes,

laquelle seule,

féerique,

fera-t-elle cesser le jeu de l’Ange ?

L’hésitation complète la palette des émotions de l’homme,

du missionnaire,

trouble la victoire,

l’espoir.

L’hésitation est un mille-pattes poilu qui fouine dans les traces de la détermination.

Sarzeau oublie. Il oublie qu’il hésite. Oublier qu’il oublie.

Annihile.

Recommence.

Par le principal.

- Tu es un ange, qu’y dit. Tu dois m’aider à accomplir la Mission.

- Quelle mission ? curiosité.

- Tu ne vois donc pas que ça pète ? Je t’ai dit que le jour est arrivé où il faut sortir de l’ombre. Y doit y avoir des gens comme nous un petit peu partout qui attendent le signal ou bien même qui l’ont déjà reçu. Comme un cri. Le Cri. Des hommes, des anges. On va se battre !

Une fille triste et saoule chassée des comptoirs car les nuits sont chères d’autant qu’elles sont avancées, une fille appuyée contre un mur et qui ne travaille pas ce soir car les nuits sont froides d’autant qu’elles sont hivernales, une fille, donc, regarde passer une auto noire qui prend un virage hésitant dans le dédale de la vieille ville. Elle connaît l’auto et devine la passagère.

Tiens, il n’y a pas Jeff, se dit-elle, pourtant, le Patron ne laisse jamais sa voiture sans Jeff. Jour et nuit. Et celle-là, je la connais. Une de la haute, mais pas moins putain que moi.

Bof, ajoute-t-elle, le Patron fait ce qu’il veut avec sa voiture. Moi je vais en toucher un mot à Val, au club de la rue de. Elle me paiera peut-être un petit verre.

Au club, la fille apprend que Jeff est mort. La cervelle éclatée. Sale coup, surtout qu’il était pas vraiment trempé, Jeff, alors le Patron est sur les dents et l’Organisation cavale partout en ville pour retrouver Karola. Val a payé un scotch à la fille.

Se bruinait une pluie sur les vitres de l’auto. C’était une dernière pluie d’où chutent quelques Bêtes, encore un peu chétives et encore un peu naïves mais que la ménagerie de Sarzeau se chargerait bientôt de déniaiser, mais pas maintenant parce que les Bêtes un peu fatiguées et mises en confiance par la découverte de l’Ange s’installent confortablement sur les banquettes de l’auto ( les deux mondes ont un peu fusionné et comme les Bêtes se détendent, Sarzeau retrouve la face menteuse de l’univers, celle où qu’y’a des rues, des voitures, des flics, des bistrots. Mais parfois, une Bête s’envole, gobe pour se nourrir une goutte de vent et quand elle passe devant lui, au travers du pare-brise, ce qui prouve bien que la matière n’a aucune réalité - crac ! - revoilà un bout de carrelage blanc, une brume insipide, un lézard gris qui se faufile dans la nuit ).

L’Ange n’a pas vu les Bêtes. Parce qu’elles sont silencieuses pour ne pas interrompre Sarzeau - sont-elles polies, ces petites choses-là ! - qui épanche sur les feuilles de la Belle un inendiguable flot de paroles qui cause l’histoire des bestiaux, de Sarzeau et du Flingue. Elle écoute.

Sûr qu’il y a un bout d’histoire à elle là dedans.

Sûr qu’il faut qu’elle se raccroche à elle-même pour ne pas perdre pied dans les rêves du fou,

il suit d’étranges lignes qui font craindre à la Belle tant d’embuscades.

Mais quand il cause qu’il est pas pareil que les autres,

quand il cause des nuits d’angoisse,

où qu’il est seul,

où qu’il sait que personne ne viendra cogner à sa porte pour le relever en lui prenant la main,

l’oreille,

le coeur,

qu’il appelle ça l’Enfer,

qu’il décrit si parfaitement le lieu comme une immense glacière dont les pics de givre percent sa peau,

quand il a noté chacune des dissonances dans leurs reproches sans oser le dire,

ni même élever la voix,

cause qu’ils étaient si nombreux contre lui,

tout contre lui,

à lui presser les sangs,

sûr qu’y’a des bouts d’elle qui se baladent dans les causeries du vieux Jeannot, qui a prononcé déjà plusieurs fois son nom.

- Moi, c’est Karola, dit-elle dans un trou qu’a laissé pour elle l’histoire, quand la question vient sur le tapis.

Sûr qu’elle le déteste.

Elle le trouve paumé.

Et puant.

Mais elle ne peut nier qu’il y ait une part de vérité dans ce qu’il dit.

Et ça la touche.

Tant d’affirmation,

de conviction,

de passion

et tant et tant.

Surtout qu’il dit "tu" en parlant de lui,

sans intention véritable,

sauf qu’il est persuadé que c’est la même histoire pour l’Ange

et qu’il n’a pas tort.

Même l’histoire des femmes que Sarzeau lui raconte,

une histoire loupée et insipide,

finit par la toucher.

Les bouts de phrases qui défilent, c’est un poème

et elle n’est pas insensible à la poésie.

Tu me tueras, Jean. Maman.

Et c’est quand que tu vas rentrer ? de Jeannine, après un rituel :

J’vais chez René...

- Comme si que j’lui manquais ! commente l’homme.

- Peut-être était-ce vrai, dit la Belle à la langue fluide.

- Foutre non ! dément l’homme. Parait qu’elle avait sa vie à vivre. Avec le type du bar-tabac d’en face.

- Tout le monde a le droit de vivre sa vie, non ? dit la Belle à la langue habile.

- Mais elle est morte ! rajoute rapidement Sarzeau comme le détail omis qui lui donnera raison. Avec le type du bar-tabac d’en face.

- Oh, pardon, s’excuse la Belle à la langue confuse.

- Y’a pas d’mal, politesse le veuf Sarzeau.

Y’avait aussi le va te faire voir de la fille au comptoir

et les mille formules de la jarretière rose qui tient le mur un jour de paye.

Du classique : tu montes, mignon ? ça fait marin, c’est exotique,

à l’incroyable Nirvana d’Irma qui prend des poses pour pas cher,

en passant par l’ignoble : viens te vider les trois bourses avec ta Ginette.

- Moi aussi, je suis un putain, dit la Belle à la langue brusque.

Sarzeau réfléchit un instant. Une putain, c’est une ironie mordante qui justifie qu’on la baise pour quat’sous. Une putain n’est pas un ange. L’Ange n’est pas une putain.

- Dit pas de bêtises, qu’y dit. T’es un Ange. T’es l’Ange.

- Putain d’ange que je fais, dit-elle dans un sanglot rieur.

La grossièreté de la Belle le choque un instant et il s’efforce d’oublier comme il sait si bien le faire, oublier par deux fois. C’est oublier sûrement. Il était si bien, l’instant d’avant, à parler à l’Ange de toutes ces vérités, qu’il lui refuse le droit d’instruire le malaise et d’invoquer le silence. Mais c’est elle encore, qui le chasse, le silence :

elle crie.

Quand une chaleur mouvante s’est posée sur sa cuisse droite, elle a tout d’abord cru qu’une main de l’homme cherchait une place sur sa jambe, ou bien vers son sexe, faut dire qu’elle s’y attendait depuis un moment à celle-là. Mais tandis qu’elle optait pour les voies de la diplomatie, elle a nettement vu les deux mains de l’homme s’occuper à triturer le Flingue, complètement ailleurs en tous cas qu’aux alentours de son entrejambe.

Alors elle s’est un peu inquiétée. Elle a regardé sa cuisse. Et sur le coup, ça lui a fait peur.

Sûr que c’est une des Bêtes que Sarzeau préfère, la verte poilue qu’a de longues rayures roses sur le dos et un poil blanc tous les quatre anneaux, la Bête qui s’est levée sur la cuisse de la Belle et qui la regarde avec ses yeux d’enfant, l’air de dire :

- Eh ben quoi ?

Puis,

ah pardon, considérant les lieux de son somme.

Et elle est allé rejoindre les autres Bêtes que la Belle - qui a brusquement freiné dans une rue vide - considère sur la banquette et sur la plage arrière de la berline, tranquillement endormies, ayant relâché toute leur vigilance dans le confort tout relatif à leur grand nombre, à leur souplesse, à l’inefficacité de la matière dans leur monde et finalement, aux moelleux coussins de l’auto.

- Qu’est-ce que c’est que ça ? demande la Belle à la langue ahurie.

- Jamais trop su, fait le menton de Sarzeau qu’est rentré dans ses épaules haussées. Je les appelle les Bêtes. Mais elles sont propres, hein !

Le Patron ne voudra jamais croire ça, se dit la Belle. Et il a déjà dû sonner le branle-bas de combat sur tout le réseau pour savoir qui a eu le culot d’abattre Jeff dans sa propre voiture...

- Pourquoi qu’on s’est arrêté ? questionne Sarzeau.

L’Ange regarde l’homme, qui lui, regarde partout, sur le qui-vive. Elle jette un dernier coup d’oeil - un peu dégoûté - aux Bêtes, puis elle redémarre, quittant les vieux beaux quartiers pour les faubourgs, d’où l’on voit les toits de la ville grimper progressivement vers la flèche de la Cathédrale à leur droite et descendre vers le port par des voies tordues sur leur gauche. Le ciel est orange du fait que l’éclat des lumières publiques s’empâte dans les brumes et les fumées diverses. Divers malaises, un peu estompés, diverses questions, assez confuses. Ca fait comme les images de contes qui font peur aux enfants, où l’on voit une tour noire dressée au sommet d’un pic sombre parcouru par un unique sentier sinueux où qu’un Prince chevauche sous une pluie lugubre. Ouh, ouh, fait le vent dans les oreilles d’ Elrik trempé et transi de froid, qui galope vers ce palais aucunement indiqué sur son Gnome et Migou, fidèle guide du cavaleur égaré s’il en est...

Je rêve, se dit l’Ange.

Pensée somme toute assez logique dans le fatras peu imaginatif des vues concises et résumées.

Mais la Belle ne confond aucunement le rêve et la réalité. Aucune ambiguïté du genre aux tréfonds de son être. L’immense surprise, voilà tout. Elle s’y fera.

- J’ai besoin de boire un verre, tente-t-elle à l’égard de ce que peut permettre l’homme.

- J’ai faim, répond l’homme. Faim et sommeil.

- Je connais un endroit, dit la Belle. C’est une auberge tenue par des amis en dehors de la ville.

Pur réflexe de l’ancien Sarzeau, le missionnaire extrait d’une poche une misérable poignée de monnaie. Il a tout laissé sur le comptoir de Chez René.

- J’ai pas de fric, dit-il.

Quoique le grand Sarzeau soit sensé ne pas en avoir besoin, il rajoute pour faire le lien :

- Il en faut pour se cacher à l’auberge.

- Ca va, dit la Belle, ça ira.

Sarzeau opinait, l’auto s’avançait sur des routes où les réverbères étaient plus espacés, puis bientôt remplacés par des arbres blancs bien alignés sur lesquels miroitent de petites plaques oranges fluorescentes clouées à même leur bois charnu, au travers de leur écorce frêle. Derrière, les tours privées de leur grande taille et de leur grisaille s’aplatissent en de petites maisons tranquilles habitées par des planteurs de poireaux et des pêcheurs à la ligne, des retournés aux sources qu’ont leur lopin privé où poussent des hortensias roses et mauves, des pâquerettes qu’ils coupent d’un coup de fureur dominicale, des nains écaillés qu’ont pris racine, depuis le temps, preuve qu’il fallait bien les y enterrer à la Sainte Catherine Et Grand-Mère, elle va repousser dans la terre ? Dis pas des choses pareilles, Jean ! Mais c’est papa qui dit qu’on l’a plantée pour les boutures. Mais maman ne claque pas papa.

Maman fait le café pour les amis de papa. Maman fait la lessive de la petite famille en affirmant que Jean la tuera. Quand elle est morte - en plein hiver, aucune chance qu’elle repousse jamais - Jean fut certain qu’il ne l’avait pas tuée. Le lézard, c’est qu’il ne saura jamais si maman n’a pas cru, durant son agonie, que son Jeannot l’empoisonnait.

- Angéla, dit-il.

- Karola, le reprend la Belle à la langue correctrice.

- Ouais... Je voulais te dire... Tu n’es pas une putain.

- Si, vous dis-je !

- Non ! Tu es l’Ange déchu...

... et tentateur, finit un curé dont la soutane traîne sur le sol mal dallé de ses souvenirs.

Ca n’est pas ce que voulait dire Sarzeau par "déchu". Il pensait même tout l’inverse.

Elle s’est mêlée aux hommes pour les protéger, les sauver, voilà ce qu’il voulait dire. Trop tard. Tout est révélé maintenant, la pensée profonde qu’il ne voulait pas dire.

Comme il n’est pas d’accord avec son idée, il oublie. Par deux fois, c’est oublier sûrement.

Ils pénètrent, après un portail de fer noir que se meut seul sur ses gonds, dans une allée bordée d’arbres nains et bien taillés et chaque détail de la bâtisse qui se dessine au devant d’eux respire d’un luxe incroyable, que Sarzeau n’a jamais conçu.

Les généraux crèchent ici, se dit-il, les yeux dirigés par les images d’une guerre qui était celle de son père. La réquisition militaire au profit du conquérant, à l’échelle d’un monde, ça l’aurait tué, le père Sarzeau. L’usine s’en est chargée avant, cassant l’homme morceaux par morceaux, le réduisant à des miettes d’os, diluant ses restes dans un bain d’huile de coude pour l’enflammer comme un torchon le jour où qu’on en avait plus besoin, de l’ouvrier besogneux. Mais ils sont venus en double centaine disperser ses cendres sur une colline où qu’y’avait du vent,

deux arbres lugubres

et maman,

toute en noir,

qui serrait très fort son Jeannot par sa main gauche, tandis que l’autre réceptionnait les condoléances de tout ce que l’usine comptait comme délégués syndicaux.

C’était le premier jour de l’an zéro, de l’ère nouvelle, des temps conquis. Et avec papa, ils venaient de disperser les cendres du vieux monde qui déjà s’accordait sa rédition. Les plus tenaces décomptaient les années depuis la mort de papa - deux ans après la mort de ton père, disaient maman, le curé, certaines des bonnes dames, épouses ou veuves des camarades de Sarzeau père - histoire sans doute de n’évoquer ni l’ère chrétienne qui est l’ère ancienne, ni l’ère nouvelle dite de crise de soumission ou de rédition.

Aussi était-il temps qu’intervienne Jean Sarzeau.

D’un claquement sec de sa langue pâteuse, il intègre la totalité des Bêtes dans leur étable de songes où elles s’arment, se préparent, se hérissent, attendent.

Quelqu’un vient à leur rencontre.

- Restez tranquille, lui dit la Belle à la langue sèche en matant le Flingue que l’homme dresse à son côté.

Un ordre, qu’il pense Jeannot flingueur. V’là qu’la Belle a retrouvé la mémoire !

Petit pincement strict au bord de son coeur :

l’Ange est l’Ange,

sa beauté incarne l’entente,

leur différence d’avec les bestiaux,

un petit monde beau,

où qu’on gueule pas des ordres,

où l’on ne fait pas de reproches,

où qu’on peut, après tout,

finalement,

s’entendre.

Puis de sourds battements dans sa poitrine. Complicité.

Camarade ! Mon amie ? Taratata, je t’aime, poum, poum, allons, du calme!

- D’accord, camarade, qu’y dit en rangeant l’arme. A toi de jouer.

- A moi, dit la Belle au palais d’échos.

Dissimuler la complicité - l’amour ? - montant en elle, comme elle le fait de la source de chaque sentiment, un long cheminement de sa pensée enfouie vers sa bouche. Une véritable usine à décanter, presser, étendre et laminer le songe.

- Pourvu qu’ils ne fassent pas de conneries, murmure-t-elle. Pourvu que personne n’en fasse.

L’homme qui vient est une femme. C’est à dire que la chose hésité, depuis sa reptilienne forme réelle, à choisir l’une ou l’autre des formes intermédiaires. Ca ondule, ça varie et ça choisit finalement d’être une femme, le véhicule étant identifié.

La Belle soupire en tirant ses cheveux blonds entre ses doigts écartés.

- Qu’y a-t-il ? s’inquiète Sarzeau.

- Je vois de ces trucs, répond-elle... Je dois être fatiguée.

- Sûr, on a roulé.

La définitivement Elle avance sa robe grise comme une brume dans les faubourgs sur le chemin graveleux qu’éclairent les phares blancs.

Et la lumière qui provient des deux portes vitrées de la façade gauche de l’auberge.

Les lampadaires bas qui bordent et tracent le chemin.

Les lampions de la porte d’entrée.

Et une ampoule bleue. Nue.

Auberge du Pèlerin de Fer.

Rien d’inhabituel.

C’est à peine plus évocateur que "le Cheval Blanc", une pointe d’ambiance au-dessus du " Relais de la Rascasse ". Une ferme aménagée grand luxe, calme, pêche dans l’étang, animation dansante en fin de semaine. Acceptons la Diabolican Express.

Rien d’inhabituel non plus dans les arcs et les courbures lumineuses. De l’art antique. Les bestiaux n’ont nul besoin de lumière - outre, dans leur enfer, ces blancs soleils qui maintiennent une vapeur permanente - sinon par goût des trophées, par ce qu’apportent comme menus plaisirs les exotismes du conquis. Les généraux aiment ça. Les jardins, les fontaines, les lumières, ces barbaries-là qui ont le goût des âmes rompues, des fossiles.

L’Elle traverse la pelouse sans s’occuper des divers pièges, minimes mais traîtres, qu’elle recèle sous la nuit, cherchant plutôt une attitude qui convient à sa forme et aux convives qui viennent.

Une certaine classe, sûr. Une bourgeoisie excentrique, une quarantaine qui porte bien ses cheveux blanchissant dressés au-dessus du crâne et plongeant en une brusque mèche qui serpente sur son dos, une fente, à droite de la belle robe qui vend une cuisse lisse et musclée et un visage charmant qui a vécu mais qui n’a pas fini, à preuve, ses volontaires poings qui cadencent sa marche rapide.

L’Ange baisse sa vitre en pressant sur un bouton.

L’Elle penche son visage auprès d’eux, sa bouche moutonne des traînées blanches et froides.

- Que se passe-t-il, Karola ? demande l’Elle sans préambule.

- C’est spécial, répond la Belle à la langue mystérieuse.

- Aurais-tu un morceau à manger et deux chambres disponibles ?

- C’est faisable, approuve l’Elle.

Ils traversent à sa suite les inclinaisons lumineuses vers l’épaisse porte d’entrée, laissant là la berline noire, dont Sarzeau a pris soin de recréer toutes les illusions d’automobile.

L’Ange et l’hôte - Sarzeau est un pas au derrière de leur dernier - poussent sans bruit l’épaisse porte de bois.

L’Elle s’écarte, son geste est gracieux,

au devant, l’Ange,

après, Sarzeau.

Leurs joues sont rouges du chaud de l’auto,

puis du froid qui picote la peau où il givre

et la brûlure du foyer où l’on parvient, qui mord exactement sur les picotis de l’air glacé de dehors,

dehors qui lance un courant d’air humide et terreux,

cette ravissante odeur d’arrivée,

d’arrivée à l’étape,

dans le coeur de la salle de pierre.

- Fait bon ici, dit Jean.

- Nous faisons du feu tout l’hiver, s’étale l’Elle sur son ton de convenances accueillantes.

Sarzeau l’observe un peu mieux, elle lui sert de point d’essai pour ses rétines qui se rétractent dans l’aveuglante lumière.

C’est drôle, ça. Un truc qu’avait jamais zieuté mon Jeannot. C’est dans les yeux de l’Elle.

Y’a cette première couche de chair,

masque cynique du lézard,

l’Elle.

Puis le lézard lui-même,

en seconde couche,

en strate inférieure.

Puis derrière tout ça,

tout derrière,

les yeux ronds comme un cul de poule devant un couteau,

il y a la vraie l’Elle,

la poire coupée en deux,

l’a jetée dans la gueule du loup,

l’endiablée tirée par la queue,

la gueule de velours dans la poigne de fer gantée de son gris nacré,

la rose belle lacérée du cinglant fouet

et du riant rasoir,

la brisée à deux mains comme on saisit son courage pour sortir de son lit un matin de janvier.

C’est drôle, comme Sarzeau se sent capable d’attraper l’âme en charpie par sa main au fond de ses tortures. La tirer de là, faire resurgir la femme d’au sein du lézard, une seconde naissance, en somme.

Mais l’homme a soif. Ses désirs qui resurgissent au détour de ce soir. Il ne fera rien pour l’Elle.

Il est debout et saisit le temps qui passe.

Sa main serre les chaleurs qui viennent.

Sa tête appelle au vin, rien que de l’injuste, il n’a plus rien bu du tout depuis le bistrot de René.

Son sexe est tranquille sous les petits coups du pesant flingue qui ballote dans la poche de sa gabardine froissée.

Sa langue lourde lape le délicieux moment où qu’il attend de savoir si il va boire, ce qu’il va boire, où s’effacent, ou se transforment, tous les gargouillis qui chatouillent ses entrailles sous la force du désir qu’il commande comme un chien, ou comme une Bête.

Les rideaux qui découpent la salle encore enfumée de sa veille inquiètent Sarzeau, mais certainement moins que l’Ange qui, nerveuse, va de l’une des quatre vitrines murales à l’autre,

qui cherche,

fronce ses beaux sourcils,

s’interroge comme un limier britannique de roman écarquille ses yeux songeurs,

tend ses doigts tout droits sans qu’ils touchent les vitres comme un oracle antique puise un signe dans une source vive,

s’effraye de quelque chose comme une reine voit intriguer sa cour à ses pieds.

- Tu as changé les collections, dit la Belle à la langue étonnée.

L’Elle s’empresse de démentir, comme pour rassurer une soeur longtemps absente qui retrouve sa chambre et constate que l’on a sûrement couché dans son propre lit. L’Elle s’empresse de les installer comme une bourgeoise distraite par l’absence de son mari fugueur mais pour qui le spectacle continue et qui se trouve vraiment confuse d’ainsi manquer à toutes ses obligations.

Courageuse bourgeoise, fait l’autre aux questions dans sa tête.

Sûr, qu’y fait Sarzeau. Sûr que michtouille, c’que j’aurais plutôt pensé, c’est le gars à qui on dit que sa belle est rendue et qu’essaye de tenir debout devant les autres qu’ont rien dit et qu’arrivent même plus à le mater de face, tellement que leur menterie les étouffe, maintenant qu’il sait. Ou quelque chose dans le genre. Servez-vous un coup, les gars, qu’y dit, j’vais faire un tour.

Mais c’est à l’Ange :

- Tu dois avoir raison, dit la Belle à la langue soumise. Je suis fatiguée, Marga.

- Comme à chaque fois que tu viens ici, ma chérie, dit l’Elle en embrassant Karola sur le front et en la conduisant d’un même élan par le bras à sa place. Je vais vous préparer quelque chose de chaud.

Sarzeau sourit et l’Elle - Marga - lui rend poliment son sourire, puis s’évapore derrière les grands rideaux pourpres. On entend ses pas frapper le plancher, rapides, tout à fait déterminés. L’illusion est parfaite.

Sarzeau se relève, toujours souriant et va sans peur observer le côté de la salle que masquent les rideaux. Il n’y a personne, bien entendu.

- T’as tes entrées, dis-moi, qu’il lance à la Belle de loin. Tu dois compter pour quelque chose dans leur position auprès des chefs...

- Il y a de ça, dit la Belle dont la langue cherche à s’expliquer, à profiter, aussi, des puissants courants de la folie furieuse de l’homme. Je connais bien cet endroit... Vide comme ça, c’est un peu insolite, bien sûr.

Insolite ? Que faut-il croire maintenant ? Sur quel sol faut-il marcher, de quelle couleur le monde est-il ? Elle a cette certitude de parfaitement connaître sa vie - tout ça était assez bien réglé, en somme,

l’Enfer, vieux sentiment, venait parfois, aussitôt chassé par la tâche qu’il faut accomplir,

ou le repos qu’elle peut prendre

- certitude qui devrait l’emporter sur toutes les folies -

elle ne parvient seulement pas à intégrer ce soir à l’écoulement mélodique des choses. Intégrer ? Dans l’ensemble parfaitement dissonant des souvenirs - elle en a comme tout un chacun qui a fréquenté l’école des hommes d’ici bas - et des troubles présent ?

Ses souvenirs.

Une porte qui claque sur une voix rageuse, papa.

Une femme épaisse qui vieillit allongée sous une couverture orangeâtre, maman.

Les officiers qui viennent et qui font glousser mère au travers de la cloison. Des pères ?

Pauvre petite ; la vieille Adeline en noir qui la recoiffe dans la cour de l’hôtel,

dans laquelle se forme goutte à goutte une flaque depuis l’étendoir de l’une des fenêtres.

Laquelle de ses cent et une taties qui vivent ici, partent souvent,

disparaissent couramment dans l’infamant chuchotement général,

meurent parfois dans un abîme d’oubli,

jeunes,

pour de mystérieuses raisons jamais véritablement révélées, laquelle de ses taties a quitté ses peaux de dentelle et de soie pour les étendre dans l’air moite ?

Un bosquet brun où souffle un vent d’automne,

à la sortie du petit cimetière de village où l’on vient d’enterrer maman, dans un linceul tout blanc

et sans larmes, elle fait remarquer à la tante Annie qui verdit que sa change mère de son éternelle couverture orangeâtre,

mais pas tellement de position.

La messe

- cette soutane noire et trop longue qui racle à n’en plus finir le sol mal dallé de l’église qui sent le moisi - ...

l’ennuie à mourir.

Elle joue.

A tendre sa poitrine neuve sous sa chemise légère pour rendre fou tonton René,

la main calleuse qui râpe bientôt son ventre lisse vers son sexe sec,

dans le petit bosquet brun où souffle un vent d’automne,

à poser le canon froid du six-trente-cinq de mère sur le cou rouge et ridé du vieil homme qui blêmit,

à faire silence et à faire croire qu’elle a tout dit,

jusqu’à ce que les talons raides de l’homme tracent dans l’air ce parcours régulier qu’impose dans la grange le petit vent d’automne à son corps de pendu.

Je suis la fille de Tralala.

Qu’est-ce que tu veux ?

Du travail.

Je peux t’aider.

Vous êtes mon père ?

Non. Tu veux travailler ou poser des questions ?

Le bois de l’escalier qui craque sous le lino pourri de cet hôtel miteux,

les potins des filles au bar qui vident d’une traite leur whisky sans glace et retournent à leur place sous leur lampadaire blême qui ne parvient pas à percer la brume du faubourg,

attendre,

les dizaines d’hommes

- de Sarzeau -

qui n’attendent d’elle que son petit cul réputé,

avoir peur de chacun d’eux,

attendre encore,

que ça soit fini.

Attendre,

ça occupe une vie,mais pas la sienne.

- Je vaut mieux que ça, dit-elle à l’homme qui veut l’aider.

- C’est pourtant la bonne école, répond l’homme. On dit que t’as sale caractère, mais que tu te défends bien. Tu les rend dingues.

- Comment le savez-vous ?

- Tu veux travailler ou poser des questions ?

Elle est vexée, mais elle se tait, mordille sa lèvre inférieure, ce qui lui donne un air confus de vierge désolée et naïve, inspire un grand coup, ce qui soulève sa poitrine parfaitement dessinée.

Elle voit que l’homme se trouble,

mais il serre fort l’accoudoir de cuir de la grosse voiture et disperse ses spasmes dans d’autres désirs que celui de sa chair, un autre désir parfaitement dévorant.

D’accord, j’ai besoin d’une fille comme toi, Karola. Un travail de haute volée, du grand chantage, gros risques, rapports énormes. Ca va ?

Ca va.

Attention, petite. Les gars qu’on va plumer, c’est pas des moineaux...

Le canon froid du six-trente-cinq de mère qu’elle portait chargé sous l’aisselle collait à la peau humide du cou de l’homme qui pouvait l’aider.

Je ne suis pas une colombe, mon tourtereau, a-t-elle dit à l’homme dont elle allait faire le Patron.

L’homme dont le Patron avait pris la place et ceux qui avaient suivi, elle les avait possédés, plumés, dépecés et elle n’avait gardé d’eux que l’impression d’être un délicieux vampire.

Les hommes et les flashes des appareils compromettants,

le crépitement des feux assassins

et celui des feux vengeurs qui les font tomber autour d’elle comme des mouches.

Le Greco et le Rital, Double-Six et l’Antoine, Marccesi, Naval, Mireille, impasse Drouot, passage des Tertres, hôtel Winston, Santonietti, Branday, feux, dénonciations, attentats.

A quand son tour ? Ce soir.

Ce soir c’était du pire que tout. Une nuit de décembre brumeuse que percent les troubles présents.

Les images claires de ses souvenirs qui chutent dans un étrange océan d’oubli,

ce soir qui vient trancher hier en mille morceaux,

cette impression malhonnête d’avoir eu jusqu’alors trop de chance, d’avoir épuisé cette incroyable veine,

confiante au point de donner son fameux six-trente-cinq à Marga lors de son premier séjours ici, cinq ans auparavant. Il est dans l’extraordinaire armurerie du sous-sol, musée inquiétant ouvert à quelques privilégiés, amis intimes ou pigeons parvenus au bout du chantage qui vont mourir certainement moins idiots qu’ils auront vécu.

Elle a épuisé le filon sans vraiment pouvoir partir de la mine, surtout après la mort de Jeff, on la croit sûrement trop maligne pour être innocente.

Elle est fichue devant ces hommes dont beaucoup ne seraient rien sans elle.

Elle est fichue pour les chiffres qui dirigent le hasard, l’une des prochaines balles tirées sera sans doute pour elle.

Elle est fichue - finalement - devant ce Dieu auquel elle n’a jamais cru mais sans lequel tout serait si absurde,

à moins que,

à moins que l’homme n’ait raison,

qu’elle soit une sorte d’agent divin,

pion joué sur une table cosmique,

ce qui la changerait de son éternelle couverture orangeâtre mais pas tellement de position.

Cette vie n’aurait par conséquent pas été vécue, mais imaginée. Aucun de ses souvenirs ne serait-il réel?

Ou bien enfant - fausse enfant, donc, ange incarné dans la culotte incontinente d’une môme braillarde - elle aurait vécu tout ça, grandi, tué, dans l’attente de ce jour, d’un ivrogne sanguinaire qui vient, dit-il, porter le divin espoir et la guerre sainte ?

Pourquoi pas, au fond,

ça lui file un cafard monstre,

de devoir tout laisser,

tout rayer et tout recommencer,

car il lui semble n’avoir aucune instruction d’ange,

mais il n’y a plus rien à tirer de sa peau de femme à vendre. Peau d’apparences, peau qui lui fait traîner ses pieds à beaux escarpins d’un enfer à un jardin, puis d’un autre enfer vers ce soir.

Brusque virage.

Assez de signes pour dire qu’il a peut-être raison, l’homme,

tant de balles évitées,

tant d’ultimes instants dépassés,

tant de petites déprimes qui devaient immanquablement la rendre folle, écartée d’un coup de chance,

ça ne pouvait pas durer.

Elle fait le compte des derniers signes,

le visage reptilien de Marga dans la trouble lumière de l’auberge,

ces immondes Bêtes qui grouillent et râlent aux alentours de l’homme

et peut-être le moins frappant de tous les signes, mais le plus marquant, si elle fait confiance à sa peau de femme, c’est cette pesante impression que quelque chose se trame ici.

Le feu crépite effectivement dans la grande cheminée brune, il étire comme des tentacules sa lumière tremblante,

tentacules qu’il glisse dans les ombres,

enroule autour de chacun des pieds de trois grandes tables de bois ancien et du tronc de petits guéridons rond à trois pieds,

des chaises au grand dossier de bois gravé qui chantent en silence l’histoire du Pèlerin de Fer

et conte en ombres chacune des crevasses et des aspérités du plancher qui craque sous le pas tranquille de Sarzeau,

fait danser les chasseurs, les promeneurs et les montgolfières qui tapissent tout le mur dans un charmant style.

- L’auberge appartient au Patron pour les gens qui comme moi ont parfois besoin de se " reposer ", fait la Belle à la langue révélatrice. Le nom de l’endroit et les prix pratiqués éloignent un certain nombre d’importuns. C’est calme et discret, on peut y tenir des... Des réunions.

Chose qu’elle n’aurait jamais dit à un type armé si elle n’avait été sûre qu’il était complètement braque. Et surtout sans ce pesant désir de savoir.

- Ils n’ont plus besoin de tout ça, affirme Sarzeau en prenant place sur le coussinet de sa chaise. Ils croient que l’on est déguisés, tu comprends ? Que l’on garde nos faces humaines sur nos peaux de lézards par élégance et comme on est censé être plus gradé qu’eux, ils cherchent pas à savoir...

- Ils sont peu précautionneux, dit la Belle à la langue ironique, ironique pour Sarzeau.

- C’est ta belle face d’ange connue qui les fait taire, réplique l’homme sérieux.

Pousser son pas claquant vers le bar et leur servir à boire, c’est tout ce qu’elle trouve à faire contre le violent silence de son trouble.

Le bar est a l’opposé des rideaux sombres, à droite, au loin de la grande cheminée qui crépite encore et cela la fait passer devant au moins deux des vitrines.

- Je suis sûre que les collections ont changé, certaine, dit la Belle à la langue qui se disculpe.

- C’est une erreur dans la reconstitution du bâtiment, évidence du Sarzeau. En pleine nuit, y s’attendaient pas. Ca doit arriver, des fois.

- Je n’avais franchement pas pensé à ça, dit la Belle à la langue sans cruauté.

L’alcool doré coule sur le fond de deux verres larges et les papilles de Sarzeau s’humectent au commandement de ses yeux attentifs. Attentifs sont ses yeux quand elle revient vers la table, gardant soigneusement la précieuse charge. Ce qu’ils regardent, pourtant, malgré la boisson qu’il désire ardemment, c’est le pas léger qui transporte l’Ange.

Elle trouble ses sens

et les courants de sa neuve pensée,

il se sent capable de,

de tant,

oh,

de tout !

Le plus heureux des hommes

et pas du fait qu’il en soit le dernier,

pas à cause de ça,

le plus heureux de tous les hommes qui ont existé,

vrai,

c’est sacré court d’instant,

à peine le temps de causer sa question :

que m’arrive-t-il ?

T’es amoureux, mon Jeannot, sacrement atteint !

C’est ça ?

Sûr.

Bon Dieu, c’est que c’est vrai ! Ca me prend comme ça, ça a l’air plus important que tout, que la mission, même.

Ca éclaire tout, ça balaye comme un phare sur la lande, là et là encore. Ce qu’elle est belle, hein ?

Attends, mon Jean, fait l’autre qui sait tout et qui donne les mots à sa tête. T’emballes pas comme ça, tu me rends triste.

Fous moi la paix ou je te fais la peau...

Ecoutes-moi, plutôt que de causer des âneries : la Mission, t’y survivras pas, sinon, tout ça n’a pas de sens.

T’es sûr ?

C’est écrit, dés le départ.

Alors je laisse tomber.

Fini Sarzeau, mon gars. Plus d’Flingue, plus de Bêtes, plus d’Ange !

Ca va, ça va. Je crève au bout de l’histoire. Mais en attendant, elle fait moins l’Ange que la Belle, Karola, hein, on y est pas encore, au bout de l’histoire, il y a maintenant, merde !

T’énerves pas Jean. J’suis l’Annonciateur, voilà tout. Tu crois que l’on fait ce qu’on veut ?

Bon t’as annoncé ? Tu peux me lâcher les spartiates, alors.

Jean... C’est là que ça se complique. C’est pas vraiment la plus chouette partie du spectacle et pourtant, ça m’embêterait que tu ne le saches pas : Judith - enfin Karola - c’est elle qui doit te donner aux bestiaux. Elle ne le sait pas encore, il y a quelques points à préciser, là-haut. Ca ne s’improvise pas...

Pas elle !

Si. Mais en attendant, il y a un passage plutôt sympa.

Et qu’est-ce qui me dit que tu es bien le bon Annonciateur ?

Là-haut, on m’appelle Jean, tu piges ? Oh et partout, tu verras. T’appelles si t’as besoin. Et insiste, au cas où que je serais sous la douche.

Eh !

Oui ?

Je... Après, c’est comment ?

Qui mourra verra, mon pote. Bon appétit, au fait. C’est ton dernier repas terrestre, mon Jeannot et y’a un gigot aux flageolets qu’est pas dégueulasse. Prends un Margaux, c’est ce qu’y z’ont de mieux...

- C’est dommage, dit la Belle à la langue désolée qui s’assoit en face de l’homme. Ils avaient quelques piécettes d’argent romaines tout à fait fascinantes. Elles avaient quelque chose d’étrange...

- Mais elles sont là, ma chérie, dit Marga qui éclaire l’une des vitrines après avoir déposé deux assiettes fumantes, du pain et de l’eau devant eux. Ce sont des deniers romains du premier siècle.

Elle fait silence et elle caresse la vitre, comme une religieuse montrerait la relique sacrée conservée au couvent derrière un drap de velours dans le fond d’une crypte.

- Et il y en a trente, précise-t-elle.

Elle revient brutalement sur son beau plancher, tourne vers eux des yeux beaucoup moins passionnés que dans les néons de la vitrine.

- Vous boirez un peu de vin ?

- On m’a causé que vous aviez un Margaux pas des derniers, dit coquin mon Jeannot.

- Vous êtes bien renseigné, sourit Marga. Quelle année ?

- Celle que prend notre ami commun pour ses repas d’affaire, dit la Belle à la langue entendue.

- Ah, je vois, dit l’Elle qui s’éloigne, non sans avoir allumé les mèches du double chandelier qui trône sur la table et baissé les lampes du plafond et des murs.

Pendu aux dents d’argent de la fourchette de la Belle. Trajectoire suivie du somptueux gigot jusqu’à sa bouche aux lèvres épaisses. Tracée chacune des courbes de son visage qui l’absorbe plus sûrement qu’aucune croyance. Désirer, penser, parler, saisir la main dignement posée tandis qu’elle mâche le met, avale, prend conscience qu’il la regarde sans manger.

- Karola... dit-il.

Elle ôte sa main de sous l’emprise de celle de l’homme, déçue sans doute par cette rage qui les prend tous en sa compagnie, rage qui ne peut échoir à celui qui doit clore une parenthèse sur son passé, nullement en ouvrir une sur un banal accident de parcours. Et après tout, elle est sensée le détester. Il a tué Jeff, bras droit de sa petite organisation au sein de la grande, il la met dans une situation fort précaire vis-à-vis des autres...

Si encore il était réellement - puissamment - différent.

Mais monsieur Sarzeau n’est qu’un homme parmi tous les autres - un ivrogne et un assassin - ça ne la change décidément pas.

- Mon vrai nom, c’est Judith, dit la Belle à la langue révélatrice.

Elle ne peut s’imaginer à quel point elle a frappé l’homme, à quelle profondeur de ses entrailles nouées elle a enfoncé ce prénom qui était bien caché dans ses méandreux souvenirs, resurgi un instant pour mieux s’enfouir dans d’autres tripes comme un ténia noueux.

- Ton petit nom, c’est Judith ? demande l’homme à la voix étrangement rauque et vibrante.

- Oui, dit la Belle à la langue dont la confirmation semble pouvoir aider l’homme.

Il s’est reculé sur sa chaise, dans un coin sans lumière, son regard a coulé sous la table, poussé par cet immense découragement qui l’a fait soupirer.

- C’est donc vrai, dit-il.

- Je ne sais pas pourquoi je vous ai dit ça, dit la Belle à la langue qui cherche à comprendre, à suivre aussi, les courants sinueux de la pensée de l’homme.

- Parce que tu le devais, répond soumis mon Jeannot. Parce que tu retrouves la mémoire. Et l’aut’ qui disait qu’il y aurait un passage plutôt sympa...

- L’autre ?

- Celui qui m’a dit que tu t’appelles Judith, qu’y’avait de l’agneau au festin, qu’y fallait prendre un Margaux. C’est un genre d’ange gardien, y transmet les ordres en quelque sorte.

- Il n’a pas parlé d’autre chose que du gigot ?

- Si.

- Alors ?

- Il a causé de la Mission. Il a dit que les bestiaux m’auraient - ça fait parti des plans, parait que c’est écrit. Il a dit aussi que tu me donnerais.

- Vous allez plus vite que moi, dit la Belle à la langue effrayée. L’Organisation n’a pas vraiment besoin de moi pour vous piéger. Bien que vous soyez un peu... spécial et qu’il est de moins en moins question que nous nous soyons rencontrés par hasard. Il y a trop de coïncidences avec ma vie - vous diriez sans doute ma vie terrestre - trop de choses terminées pour moi ici. Vous comprenez ?

- Je ne comprends pas. Je sais.

- Alors vous devez certainement savoir d’où je viens, comment je suis arrivée, en un mot, vous savez certainement qui je suis.

La rumeur d’une grande maison qui gémit la nuit de tout ce qu’elle supporte, les rideaux qui frémissent d’un petit vent humide qui sent le salpêtre et l’écho d’un pas lointain dans une pièce basse et creuse. Une cave,

une caverne,

une crypte.

Le pas qui vient, gravit un escalier dont on saisit les résonances pierreuses

- encore lointaines -

passe une porte que l’on clôt.

Vacillent les flammèches du bougeoir,

crépite plus encore le feu quand une bûche choit.

Chaque parcelle de cet endroit que l’on croit sommeiller tremble d’une rumeur ou d’un soupçon furieux.

Le plancher, les tables et les guéridons, les chaises et les feux, les êtres et leurs rêves, les âmes restantes, les esprits rageurs.

Un coin des rideaux bouge, se suspend, revient, bat l’air, fait grincer les tringles, s’écarte enfin. Sur la métamorphose à peine achevée d’un grand lézard gris.

- Il était bien caché, dit l’Elle à l’air joyeux qui serre avec soin une bouteille mal époussetée dans un linge blanc.

- Ah, très bien, fait Sarzeau au sourire épinglé.

- Par contre, il n’est pas décanté, poursuit l’Elle à propos du trésor pourpre qu’elle circoncit au goulot enrobé d’un chaud papier d’étain d’une lame précise et ardente.

- On fera attention, dit l’homme impatient.

- Si j’avais su, je l’aurai sourit avant continue l’Elle désolée du peu de faste qui entoure le vin.

- Ca ira, Marga, ça ira très bien comme ça, dit la Belle à la langue rassurante mais qui à d’autres chats à fouetter,

un tigré qui ronronne au sein de ses entrailles,

un noir lové sur le ballonnet écaillé d’un cabinet de toilette d’une chambre d’hôtel,

un gris qui dort le jour au fond de sa gorge,

un matou pelé sur la gouttière de sa conscience,

une chatte en chaleur qui feule sa hargne dés le couchant et jusqu’au matin, toujours insatisfaite,

une siamoise, enfin, qui savante fait l’équilibre sur un fil ténu, dénombrant les autres chats et les appelle les Bêtes.

Alors l’Elle, après leur avoir souhaité maints appétits et mille agréableries gustatives s’enfuit aux coulisses de la bâtisse. Le rideau n’a-t-il pas fini de battre au vent de son départ, que la Belle accroche sa bouche dévoreuse des vues de l’homme auprès du visage de Sarzeau.

- Alors ?

Il peut entreprendre de l’embrasser, ou bien peut-il choisir de lui répondre. Mais il faut, pour bien équilibrer ces choses-là, un grand et ultime baiser glouton.

L’unique.

Celui qui seul a jamais existé.

Il conçoit par conséquent de lui apporter une réponse avant qu’il ne mouille et qu’elle n’absorbe ses lèvres curieuses. D’autant qu’il sait en lui comme on sait l’appel du désir qui noue et retord un paquet de tripes, comme il a senti son pouvoir de retourner l’Elle à sa vraie raison, il sait en lui le pouvoir d’amener Judith où il le faut pour qu’elle sache.

- On peut s’renseigner, dit-il.

- Alors !

- Ben voilà, on vient... Accroche-toi, fillette, ça secoue.

S’assurant d’un regard circulaire qu’aucune âme mateuse ne s’inquiète de sa magie, Sarzeau entraîne la Belle au-delà d’elle-même, en des lieux où il faudrait être trépassé pour que l’on y soit admissible,

mais eux sont bien vivants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE QUATRE

 

 

 

 

 

 

 

 

Et vlan ! C’est le grand réveil ! Plus d’auberge ! Plus de feu, plus de bougies, de rideaux, de collections, de bar, de plancher, de tables, de guéridons rustiques, de chaises sculptées !

La Belle, le Margaux et Sarzeau,

le Grand Ether,

cristallisé d’espoir et de défaites,

l’Univers Absolu,

qui glue sur leur peau nue dans la grisâtre désolation.

Désolé, qu’il est l’Ether,

de la bedaine pendante à Sarzeau,

d’avoir étouffé, parfois, les chatons juste nés,

d’être concept,

d’être Verbe,

d’être l’immense paix désertique du sage,

les folies qui partent en guerre,

l’ignoble souffrance,

la semence qui choit en terre stérile,

le sol sans foi,

seul,

désolé enfin, d’adhérer entre la raie de leurs fesses qui flottent.

On ne peut se mouvoir charnu dans cet univers de rien et n’étant certes pas rendus à leur fin, il faut, pour ces outrepassés mais point rendus - on causera ici de vivants-morts - gagner une forme éthérique.

Brusquer la chute dans un profond passé où rien n’est autre que vent d’électrons balayant une rase plaine d’infini et de concept. Retourner dans le zizi de papa

- un paquet de Gitanes sans filtres écrasé en une boule presque parfaite dans une main poilue,

une porte qui claque sur une voix rageuse -

en compagnie de cinq cent millions d’amis d’un soir,

dépasser encore cet état-là,

s’écarter de ses gènes,

chevaucher l’unique cellule qui est sans savoir,

celle qui chiffre zéro au compteur des mémoires

et zou !

On s’attrape deux photons qui filent déterminés vers des fins stellaires,

on passe des arches,

on dévale des raisons,

on s’enfuit des mémoires,

on dépasse des souvenirs,

des idées,

des angoisses,

des folies,

on sort enfin de la masse éthérée pensante pour pénétrer l’existence pure et sans appel,

survoler ce tout grand dôme gris qui est un amas de moellons glueux irrigués de mille veinules où s’enfonce l’ongle pointu de la douloureuse conscience,

qui ramène dans le panier d’un dieu quelques uns de ces neurones bien mûrs

- délectables en confiture,

ou bien gobés comme des huîtres avec du citron -

arrachés d’un coup sec à la masse passive.

- C’est un lever de cervelle ! crie Sarzeau pour être entendu au travers des vents solaires. Tu verras pas ça tous les jours !

- C’est effrayant ! fait la Belle à la langue ébahie. C’est Dieu ?

- Non, c’est moi ! On a pris un raccourcis !

Ils filent au travers du grand vide, traversent à une incroyable vitesse des millions d’éternités, croisant d’autres rayons dont certains sont aussi chevauchés par des vies aussi variées en forme qu’en nombre

et plusieurs d’entre elles rappellent immanquablement les Bêtes,

ou des bigotes en coiffe,

des généraux qui perdus foncent le sabre au clair,

des hommes d’état pourpres qui grondent un discours sans constance,

des va-nu-pieds qui se le prennent sans se presser dans les crevasses des corps célestes qui jalonnent la route, scandaleusement exhibitoires.

Les photonautes manquent par deux fois d’entrer en collision avec un vol de poètes sauvages qui clament des vers sous fenêtre d’un éternel printemps

et une fois avec un aviateur en panne qui s’effondre de rire en regardant les étoiles.

Ils croisent une carmélite silencieuse qui fait du stop en pleine côte, crachant les pépins d’un fruit bizarre pour leur faire croire que les voies du péché originel sont impénétrables.

- Prend sur ta gauche, fait l’homme à la Belle. On se propage en courbe !

Ils ralentissent à l’entrée d’une vallée touffue où leur voie se parcelle en mille sentiers, d’apparence tous semblables. Au croisement, ils demandent leur chemin à un philosophe grec qui encore vêtu d’un pyjama des enfers vide un bock sur une table en Formica en compagnie d’une demi-mondaine, d’un quartier-maître qui chante et d’un peintre du dimanche plein comme un oeuf.

- Faut voir, mon gars, répond le quartier-maître à la place du philosophe. Si c’est pour la petite dame, c’est au choix.

Le philosophe leur fait un tour de cartes où le roi de trèfle dévore bruyamment un as de pique qui crie au martyr et accomplit un triple saut vrillé malgré son âge avancé, devant, mesdames et messieurs, leurs yeux ébahis.

Ils applaudissent et ils s’en vont, suivant la route qu’a choisie la Belle sans se tromper, passant d’autres vallées,

verdoyantes ou désertiques,

rocailleuses ou bien marécageuses,

parvenant enfin à la porte d’un temple blanc où un groom signifie à Sarzeau que seule peut entrer la petite dame.

- Alors j’attend là, dit-il sans insister.

- J’essaierai de faire vite, dit la Belle à la langue excitée.

Elle pose un baiser lippu sur son front trempé par la course et s’enfuit à poil dans les corridors du temple.

- Les longues distances, ça crée des liens, qu’y dit au groom qui sourit.

- Sûr, répond l’angelot.

- Dites...

- Monsieur ?

- Vous pourriez me trouver un pantalon ? N’importe quoi qui habille son homme...

- On va voir ça, répond l’autre en pénétrant dans son office.

Mais à peine a-t-il clos sa porte sa porte qu’un postier cycliste rouge et soufflant frappe à son carreau et fait surgir le visage du garçon au travers des hortensias ardoise.

- Il y a un paquet ! dit le facteur.

- Donnez toujours, fait le groom.

- Il me faut une signature. C’est pour monsieur... Monsieur Sarzeau.

- Eh ! C’est moi ! fait le gars Sarzeau.

- Ah ? considère le préposé. C’est tant mieux. C’est que ça monte, ce quartier.

Sarzeau opine du chef, un peu surpris, il faut bien le dire,

il signe le carnet de l’homme

et l’accusé de réception,

il signifie au groom d’un geste éloquent de servir un canon au bon gars.

Et le jeune obtempère,

car le client,

fut-il touriste

et naturiste,

est roi.

Derrière l’épais papier marron et posé sur un pantalon brun bien plié ainsi que sur une p’tite laine tricotée par maman, se trouve une missive griffonnée par Jeannine et sa cantine d’ouvrier, son gobelet d’aluminium étamé.

Le mot, comme il le parcoure :

- Sois rassuré mon Bidou, je n’ai pas souffert de l’accident qu’a provoqué ce maladroit d’Hubert

- le gars du bar-tabac d’en face s’entend, qui roulait beaucoup trop vite, je le lui avais bien dit.

C’est marqué dans le journal que tu dois passer par là, alors je me suis dit comme ça que tu devais être arrivé tout nu comme nous autres et que ça fait mauvais genre devant ta nouvelle amie ( tu vois que je ne t’en veux pas ).

En mourant, j’avais un peu de remords parce que je t’ai laissé la vaisselle sale, il faut dire que j’étais pressé de partir.

Hubert et moi occupons un charmant petit caveau à côté de ta mère qui s’est fait de nombreux amis. Pourrais-tu venir le fleurir si tu as le temps avant de mourir ? Sinon tant pis, ma soeur le fera.

Ne bois pas trop avant de faire l’amour, tu sais que ça te coupe l’envie... Ca c’est du culot !

Le reste de la lettre relate quelques futilités hors sujet pour un missionnaire comme lui, dont les résultats du quarté plus pour les vingts années à venir.

Gros bisous, et elle conclut, Jeannine .

- Ah les femmes, dit le groom qui lisait sur l’épaule de Sarzeau.

- Ouais, réplique-t-il en rangeant le feuillet dans la poche du pantalon qu’il enfile. Jeannine a glissé un paquet de cigarettes au creux de cette poche.

- Pas foutue de mettre aussi des allumettes ! grogne du Sarzeau.

- Désolé, fait l’employé céleste. Je ne fume pas.

- Vous avez bien raison, ponctue râleur mon Jeannot.

- Demandez plutôt en face, conseille le jeune...

A quelques distances de là, sur une nuée rougeâtre, se dévoile la façade éclairée d’un lieu mal famé que garde un gorille en uniforme pourpre. L’enseigne au néon promet des spectacles d’une véracité inédite, des joies diverses et nouvelles.

L’Enfer ! gueule une autre enseigne plus haute que la précédente et plus vive.

Sarzeau bredouille un remerciement à l’intention du jeune et s’éloigne en sautillant sur les bruines passantes.

- Excusez moi ! lance-t-il à l’autre qui frotte ses mains gantées comme pour les dégourdir d’un froid inexistant.

Il est épais, vêtu d’une longue veste aux épaulettes d’or et d’une casquette plate, d’une ceinture à grosse boucle que l’on aperçoit dans l’échancrure de sa veste qui retient un kilt d’une élégance parfaite.

- Vous avez du feu ? questionne Sarzeau.

- Ca se trouve, répond l’autre. Approchez !

Sarzeau saute encore deux nuages et prend pied sur un trottoir bien dur, s’éponge le front avec un mouchoir écossais qu’il tire de son autre poche et une cigarette du paquet qu’il ouvre.

- Fait chaud, dit-il en collant sa cousue au bec.

- Vous trouvez ? demande l’autre qui prenant son gant droit dans sa main gauche enflamme d’une pensée son index dressé et découvert. Mais c’est du brun ! qu’il s’exclame en humant la bouffée que recrache Sarzeau.

- Ouaip, sans filtre. Vous en voulez une ? fait Jeannot en tendant le paquet bleu.

Un large sourire déchire la face mi-simiesque mi-porcine du sympathique démon, découvrant une extraordinaire mâchoire d’où deux canines s’échappent,

recourbées vers le haut

et retenues de justesse par une lèvre baveuse et autoritaire,

ce sans quoi le pauvre être se fut trouvé édenté.

- Si monsieur le permet...

- Faites donc.

- Merci bien, monsieur, merci beaucoup.

- Pas de quoi...

Plus le gars Sarzeau observe l’individu qui aspire de grandes bouffées de fumée avec des airs de coquelicot qui s’extrait au soleil de sa corolle verte, plus il lui trouve de comiques ressemblances avec un gros sanglier dressé sur ses pattes antérieures et glissé pour l’occasion d’un spectacle de cirque dans un bel uniforme rouge et or. Y s’questionne un peu sur la nature de celui-là qu’est ni ange, ni homme, ni lézard, plus proche en tous cas d’une Bête, en plus grand peut-être.

- On en trouve pas, par ici ? demande Sarzeau en agitant le paquet bleu sous le groin de l’autre.

- Pas tant que ça, grimace-t-il. Vous n’êtes pas d’ici, hein...

- Non...

- Ca se voit, grogne le gars. C’est le blocus depuis que ces satanés lézards sont partis en campagne. La conjoncture actuelle nécessite des restrictions, disent-ils.

- C’est l’enfer ! ne peut s’empêcher de murmurer Sarzeau.

- Je ne vous le fait pas dire, opine le sanglier. Ils nous traitent comme des démons inférieurs, ils s’assurent les premiers rangs, les valeurs sûres, le bon petit vin, les petites terriennes, les petites âmes délicates - parce que ces cons, faut encore qu’ils s’assurent les places assises - et nous autres les queues de pommes ! Des vétérans hétérotestamentaires comme nous, si c’est pas une honte !

- Mon pauvre ami, s’apitoie Sarzeau.

- Quelle misère, s’épanche l’autre. Pensez donc que j’étais de la Genèse, Monsieur. Le Serpent Tentateur, il avait pas encore perdu sa première peau, hein, et l’Archange Michel chipait encore des caramels avec Satan - un charmant petit angelot à cette ère là, monsieur - qu’on posait la première enseigne sur la façade! Pas du néon, ça non, du véritable cristal de cataclysme puisé au coeur du big-bang !

- Merveilleux ! s’exclame Sarzeau enchanté comme un gosse à qui on dit que son papi a bien connu Blum, Zorro ou Fallière, un gars pas commun qui mettait de la craie sur la chaise de l’instituteur.

Et le portier vétéran, heureux de trouver une oreille complice pour conter ses Waterloo, ses Troie et ses Verdun, s’enflamme complètement, repoussant Sarzeau qui applaudit, de quelques pas en arrière.

- A l’époque, ça s’appelait le Jardin d’Eden. Belle époque ! Mais ça n’a pas duré longtemps. Mauvaise gestion, que voulez-vous, on s’amuse, on s’amuse, on cueille le fruit de sa jeunesse et quand revient la sagesse, il est trop tard, les cacahuètes, elles sont mangées ! Un bon gars c’t’Adam. Parait qu’il fait la plonge au purgatoire, maintenant.

- Misère... gémit Sarzeau.

- Oh... fait l’autre levant une patte incandescente en manière d’approbation. L’avait pas tous ces points retraite, et de hausser ses épaules brûlantes en manière de soumission à l’évidence. Belle époque, que c’était...

- Et oui, c’est la vie... déprime à son tour Sarzeau.

- Ces lézards font que des bourdes, pour en revenir à nos ptérodactyles, fait le gars porcin qui continue de flamber. On va finir par fermer boutique, c’est moi qui vous le dit. Tout à fait entre nous, on cause déjà de vendre aux Moon... Et pourquoi pas à Trigano, tant qu’on y est ? Vous me voyez avec des fleurs dans les cheveux et des colliers de coquillage ?

- Pas précisément, le rassure Sarzeau.

- Toujours entre nous, les lézards, hein, y z’ont un sacré pilum dans l’pied... Parait qu’en face - il désigne le temple blanc où est entrée la Belle - on prépare quelque chose du tonnerre de Dieu pour les dégager en bloc. Un truc du genre Messie, comme la dernière fois, si vous voyez ce que je veux dire.

- Je vois, opine Sarzeau.

- Je vais vous dire, mon cher monsieur. On est plus d’un qu’on pense...

Il s’interrompt soudainement pour observer les alentours, inquiet de ce qu’on pourrait lui entendre dire qui faut pour causer tout haut, chuchoter, s’en est déjà beaucoup, faudrait pas tenter le Diable, non plus.

Et comme parler, ça finit par donner chaud au démon plutôt frileux pourtant, il éponge son front brûlant d’une main fiévreuse et distraite à la fois. Son joli mouchoir, une délicate dentelle anglaise, s’enflamme toutefois d’un coup quand il l’extrait de la poche revolver de sa veste peu à peu réduite - comme le reste de son accoutrement - à un petit tas de cendres qui ne le vêt plus guère. Prenant vaguement conscience du phénomène il entreprend de tapoter méticuleusement sur les foyers épars, n’arrivant en fait qu’à attiser les flammes qui le dévorent. C’est ennuyeux, car il sent le poulet brûlé. Quoiqu’une fois dispersée son épaisse toison dans les volutes noires et malodorantes, il prend le délicieux fumet d’un sanglier rôti sur une broche de bois vert au clair d’une lune automnale. Enfin excédé par cette douloureuse gêne et d’un genre peu poli, nu sous le néon, ça fait primaire, il lance son bras droit en arrière - et re-flambotte - manière de dire que tant pis, il verra plus tard et que voguent les galères atomiques sur les flots du Styx. Alors il poursuit son discours explosif.

- Ben on est plus d’un à penser que si ça continue, on va pas rester là. Il se pourrait même qu’on passe en face, fait-il en désignant l’innommable temple.

- Non ? s’étonne Sarzeau.

- Comme je vous le dis, monsieur. Faudrait pas qu’on nous prenne pour des australopithèques, non plus, répond-t-il indigné.

- Vous avez raison ! La menace, il n’y a que ça de vrai ! fait Sarzeau en tendant son bras dans un geste de «promis-juré-craché» du gars à qui on la fait plus. Faut y mettre le paquet, les gars !

- Comptez sur nous, monsieur, répond l’autre qui commence à sérieusement s’inquiéter de sa combustion continue. C’est que je ne suis pas ignifugé, moi, dit-il.

- C’est embêtant, ça, fait Sarzeau. Restez là, je vais chercher de l’eau en face!

- Surtout pas ! J’ai un oncle qui s’est fait pétrifier comme ça... Le pauvre homme lançait le disque en Crête et il s’est fait surprendre par une averse. Tout nu !

- C’est terrible, déglutit Sarzeau à l’idée de ces monstrueux destins. Vous n’allez pas rester comme ça, fait-il en se grattant la tête.

- Ca non, je vais être réduit en cendres, faut croire. Remarquez, il fait plutôt bon, maintenant. Passez-moi l’expression, mais c’est le pied.

- Que va-t-il donc vous arriver... Après ? l’interroge Sarzeau qui se sent désormais concerné par l’existence immortelle des démons et des anges.

- Sais pas trop, fait l’autre. Rien ne se perd, tout se transforme, qu’on dit. Vais-je être redistribué dans un néant éthérique ? Les témoignages du genre sont plutôt flous et peu équivoques... Qui croirait en nous, sinon ?

- Sûr, opine Sarzeau.

- Les gens sauraient, ils ne poseraient plus de questions et sans la mauvaise conscience du pécheur mortel nous ferions plus que sûrement faillite. Tout le monde se fiche du péché, nous ne travaillons que sur la conscience, la mauvaise étant la plus rentable, voyez-vous. Ils viennent ici en pleurant et ils disent : " J’ai péché, mon bon monsieur, j’en suis réduit à la damnation éternelle ". On leur répond qu’il fallait y penser avant, on leur souhaite une éternité bien consommée, on leur remet quelques ustensiles de leur choix, la routine. Vous les verriez, monsieur, s’auto-flageller ! Pas un instant de faiblesse ! Pas de repos ! Et quand un membre cède dans un craquement déchirant, ils redoublent de fougue et d’acharnement ! Le plus émouvant, monsieur, c’est encore quand ils viennent à l’infirmerie au bout d’un siècle ou deux mendier un peu de sang pour s’en extirper de plus belle. L’Ether sait que personne, non, personne ne les oblige à rien, ni à venir, ni à souffrir! Ah ! Je sens que je vais regretter ce florilège de belles émotions, monsieur.

« Et le ressac de l’Océan du temps sur les grèves de l’Eternité

et leurs hurlements mélodieux au matin des mondes

et l’acharnement de l’injuste destin sur l’échine courbée des communs mortels...

- Allons, mon vieux, c’est pas le moment d’vous abandonner à la nostalgie, sermonne Sarzeau. Il faut passer le cap avec courage, mon vieux.

- Je suis un sentimental, gémit l’autre.

- Vous insistez, se fâche tout rouge mon Jeannot. Essayer au moins de sauver les apparences... Si de mon temps vous vous étiez effondré comme ça à chaque fois que vous vous brûliez le bout des doigts, on vous aurait pas fait de cadeaux, mon vieux, pensez-y ! Faut s’assumer un peu, quoi, zut, non mais c’est vrai...

- Que faire, monsieur ? Je me disperse...

-Essayez au moins de faire passer ça pour un suicide idéologique, conseille un Sarzeau que la réflexion radoucit.

- Ca c’est une chouette de bonne idée, s’égaye le démon sans espoir. Que dois-je faire ?

- Déclamez !

- Ah... Mais je ne connais pas de poésies.

- Priez.

- Monsieur...

- Chantez ! L’Internationale. Vous connaissez l’Internationale ?

- Hélas...

- Dites du Yan Kraffe. Vous connaissez Tilt House ?

- J’ai suivi dans la presse. Vous croyez que...

- Si, si, je vous assure.

- Ah, bon. Bon : Alors Sarzeau a fait un feu. Un petit feu, mais un feu. C’est trop facile...

Un coup de vent éteint sa voix dans l’envol de ses cendres qui tourbillonnent un instant sur place comme pour saluer le beau monde, puis s’égarent dans le néant, au-delà de ce que peut percevoir le regard de Sarzeau.

Une sorte de nuit qui tombe sur les poudroiements funèbres du bonhomme,

un genre de tristesse qui s’empare de l’homme,

un type de doute qui le transperce

et lui donne froid

et le persuade que rien n’a de véritable sens

- puis que les démons eux-mêmes s’effacent quand ils commencent à être,

qu’ils crament en rigolant - et une inquiétude qui fait se retourner l’homme vers la haute maison blanche.

Peut-être là-bas, se dit-il.

Peut-être quoi ? se demande-il.

Peut-être sauras-tu pourquoi tout doit finir par disparaître, se répond-il en admirant la fluidité hautaine de sa phrase, hautaine rapport aux gars de l’usine qu’auraient pas capté.

Tout doit disparaître parce que ce sont les soldes, conclut le pédant intello qu’est Sarzeau. Ils me trouveront bien une pochette d’allumettes, à la fin, un truc publicitaire ou je ne sais quoi.

Nébuleux qu’il est, à penser, il retraverse dans l’autre sens, vers l’office du groom, sans plus prêter d’attention à la circulation,

le regard vague,

ou figé dans le rien,

pas qu’il y en ait des flots de circulation,

mais une fois suffit, qu’on dit,

une seule seconde vous manque et tout peut s’écrouler.

Un seul être vous manque ?

Ca arrive aussi.

Alors traverser plus vite et prêter moins d’attention encore aux nuages qui passent

- les nuages passent-ils -

et à ceux qui montent

et à ceux qui flottent,

aux règles du lieu

- le lieu est-il réglé ? -

à la Cadillac rose et Jaune qui surgit rugissante d’une bretelle d’étheroute,

freine sans crisser à quelques brassées seulement du vieux Sarzeau qui pour le coup, a eu chaud.

Sûr ! Il aurait moins sué si il s’était immédiatement rendu compte qu’il était lui-même au volant de l’auto.

Il passe sa tête par la fenêtre tout en s’observant curieusement au travers du pare-brise bombé. Il se trouve assez fort en chair, mais somme toute assez agréable à rencontrer, c’est qu’à tout dire, à dire vrai, il se rendrait presque plus souvent visite...

- De la belle machine, hein, se dit-il.

- Sûr. J’ai donc réussi à l’avoir ? s’interroge-il. C’est celle qu’il y avait en soixante-quatre sur le parking du garage à Blémont.

- C’est ça. Même que t’as pas osé rentrer pour connaître le prix...

- Vrai... A combien l’ai-je eue ?

- Cinq mille, en dix mois, mon Jeannot.

- C’est tout ?

- Des regrets ?

- Un peu mon poteau, se confie-il. J’aurais eu la Jeannette, avec ça.

- Et t’as eu la Jeannine avec ton cyclo. Quelle tartouille que tu fais.

- Et l’électrophone bleu, je l’ai eu, l’électrophone bleu ?

- Non, t’as eu le grand noir.

- Merde... Fallait entrer dans la boutique, tu sais... Ca me collait des palpitations.

- Ca passait après qu’ait retenti la clochette au-dessus de la porte vitrée, mon gars. Fallait oser ! Allez, monte !

Sarzeau ne se le répète pas deux fois, il bondit sur le siège de cuir véritable

et enclenche la vitesse,et branche la radio, et tourne à fond le bouton du volume...

Et roule un swing d’enfer !

Quatre fois, il fait le tour du grand huit, les délirantes épaisseurs qui cernent et délivrent tous les temps et la boucle au coeur de l’Anneau,

qui est-il,

peut-être autre chose,

mais en attendant, Basie balance un round qui danse,

puis sur la grève des jours,

la trompette cavernacieuse d’un grand cuivrocavernacé qui prend en cadence la dérision pour gamme,

un Gershwin qui pelote Fitzgerald sous le palmier d’un berceau doré, au perpétuel temps d’été.

Reinardth taquine Charlie qui fait l’oiseau, des gammes et du bop avec des coquillages de nacre, une sorte de temps heureux, finalement que doivent rejoindre Sarah, Dizzy, Sidney et d’autres.

- T’as aussi acheté la guitare de chez Brans et Karten, fait Jean à Sarzeau, tandis qu’à l’ombre d’un séquoia géant, il a-z’ont camouflé l’auto pour bien voir sans être vus, coupé le moteur, entamé une Gitane sans filtre avec l’embout éclatant d’une terrible rougeur de l’allume-cigares, versé une part de Margaux dans leur timbales d’aluminium usées et parfaitement identiques. Ils trinquent.

- C’est stupide, dédaigne Jean côté place du mort. Je sais pas en jouer, de la guitare !

Alors Jean - celui qui conduit et qu’a une salopette d’ouvrier plus blanche que la sienne délavée et dont les taches, indélébiles de la graisse des machines, sont argentée et rouge corail - ce Jean-là ne répond pas, monsieur, il sort de l’auto. Il la contourne jusqu’au bout de son petit cul de coupé sport, soulève la tôle jaune de son lit rosâtre, tire de la malle une housse de Skaï aux hanches profondes,

à la gorge droite et longuement profilée,

au torse soulevé d’un sein arrogant.

Quoiqu’elle soit décapitée et ne puisse sourire,

manchote et ne puisse l’embrasser,

cul-de-jatte et ne saurait l’étreindre,

la belle boite à mélodies fait bander Sarzeau.

Il s’assoit à côté de lui-même sur le sable sec, il déshabille l’instrument, découvre ses rondeur, les mécaniques, les cordes d’argent qui chacune charme l’homme de sa brillante usure,

elles vibrent sous les pincements secs de se doigts,

accordent ses oreilles à ses plaisants arpèges,

qui fuguent un Bach,

se réfugient dans un folk song,

puisent de trois ou quatre sonorités marines les pleurs d’une veuve irlandaise,

glissent d’un sanglot dans un blues botté qui traîne son cruchon vide sous un soleil mortel,

traverse la South-Highway vers la oil-station et le fried-chiken,

un camion qui file au nord et gueule dans le vent son effroyable masse,

une Cadillac rose et jaune qui pile net au ras du fantasme effondré sur le bitume brûlant.

- C’est de toi, dit-il.

- C’est excellent.

- Oui.

- Je sais faire ça ?

- Si tu veux.

- J’en ai aucune idée, mon Jean.

- C’est pas vraiment de ta faute, mon gars. Tu t’es laissé jouer... Pourquoi n’es-tu pas parti en Amérique?

- Maman n’était pas d’accord.

- Quand l’a-t-elle été ?

- Quand j’ai marié la Jeannine.

- Les deux balles d’un même fusil, mon gars. On t’a bel et bien joué.

- Oui.

Jean plaque trois accords, regarde l’horizon immaculé d’aucun nuage, semble oublier qu’il s’écoutait parler, donne encore quelques notes, puis laisse rouler la brise sur la crête des vagues, ça fait une jolie musique, un autre genre de songes.

- Qu’y a-t-il, de l’autre côté ? Se demande-t-il en couvrant d’un ample geste de son bras l’immense étendue bleue, vert bleu et verte de l’éternel océan.

- Rien. Ou autre chose. Ca te plairait d’aller y voir ?

- Ouais... Faudrait faire un bateau.

- Viens, on va en chercher un. Allons longer la plage.

Ils laissent là l’automobile, sans en clore les portes, ils marchent dans le sable doucement chauffé et vierge d’aucun pas, sinon, après leur passage, de légères dépressions qui s’effacent sans tarder.

Les mains dans les poches.

La tête dans le silence.

Aux confins, l’horizon d’azur,

à leurs pieds s’envolent par tous les vents des pincées légères du sable violet,

à la cime des arbres géants habitent de grands oiseaux colorés,

de petits singes rieurs, une foule grimpante, mouvante et insouciante, animée, en somme

et un contrôleur du métro parisien qui a déserté de sa condition troglodyte en tombant d’une rame à Bobigny.

Il vit avec les singes et il se nourrit de mangues, il tresse des paniers de palmes et il fait du naturisme à l’ombre des dunes et des herbes rases.

Un petit port de pêcheurs insoumis à leur mauvaise conscience,

un banc de pierre sur un monticule baigné d’une dentelle lumineuse que tisse au sommet du talus les branches et les feuilles d’un très vieil olivier.

S’asseoir.

Se soumettre à celui qui a la plus délicate attitude,

au moins rampant des deux êtres,

encore un peu de vin ?

S’il te plaît.

A la tienne !

Sers toi...

Non, non, donne ton verre,

un peu de tension en surface de la politesse,

puis une grande tendresse de l’être pour lui même,

il faut être serviable.

Allons, il nous reste une demi-bouteille.

Oui, nous en avons bu la moitié

et les gestes du partage confondent les gobelets d’aluminium étamé et parfaitement identiques,

l’un boit dans la salive de l’autre,

l’autre le vin de l’un,

la distraction qu’ils entretiennent comme un Vauban érigé tout contre un marais qui pourrait engloutir la ville entière,

comme une croyance dressée contre une âme qui pourrait déchirer sa propre foi,

comme un rêve plaqué contre un esprit qui pourrait fondre en larmes,

comme un souffleur enfoui prés de Juliette qui pourrait plaquer Roméo pour Don Juan

- un digest d’opéra par Savary, Lopez et Gainsbourg pour leurs contemporains fatigués -

ils sont impeccablement distraits,

ils fondent l’un dans l’autre,

l’autre dans Sarzeau,

Sarzeau dans Jean,

Jean Sarzeau dans le vin.

Traits sans couleurs,

silhouettes filiformes sur le fond étoilé d’un grand ciel,

ectoplasme universel,

trait sur le plat,

ectoplasme sans couleurs,

un velours noir froissé sur une table en verre,

une baleine bleue qui bondit et salue la chaloupe d’Achab,

chouette, du chocolat,

du chocolat chaud dans un bol de faïence fêlé,

une baleine bleue chute d’un grand ciel étoilé et fait un plat sur l’océan,

brise le bol de faïence

et le chaud liquide brun détrempe la pièce de velours noir.

Tout cela fait très fouillis,

comme une agence de publicité où fusent les idées d’honnêtes déçus des écoles d’art,

comme un magazine de photographie qui aurait mélangé les travaux de la vedette du mois avec les épreuves d’Hercules,

un jeu de société dont les «cartes-questions-chance-caisse-communautaire» auraient été mélangées durant la partie,

mais Sarzeau fusionne, ma bonne dame,

faut excuser le dérangement.

Un gémeaux qui mord les orteils de l’autre qui suce ceux de l’un,

considérant l’un et l’autre les questions mal posées,

les réponses inconnues.

Ils sont leur destin,

leur monde,

leur ville,

leur état,

Sarzeaugrad,

Sarzeaustraat,

sarzaliser,

je-tu sarzalises,

je-nous sarzalisons,

la pensée sarzalienne,

l’astrologie sarzalique,

l’ère sarzienne,

l’art néo-sarzatique,

passe-moi l’sarzeau,

mettre du sarzeau dans les épinards.

Pourquoi que j’dois mourir à la fin de l’histoire ?

Je me suis foutu dans la merde avec ce flingue, voilà pourquoi.

Oh bon Dieu !

C’est plus marrant comme ça. J’ai toujours préféré la nuit,

ses rumeurs et ses crimes.

Tout cela n’est donc que rêve ?

Rêve éveillé, folie.

Mais les bestiaux existent. N’est-ce pas ?

Une image que l’on plaque à mon histoire, Jean. Le Flingue, je l’ai trouvé tout seul, j’en ai fait ce que j’ai voulu en faire.

C’est légitime.

En un sens. Mais je tue de véritables personnes et je déguise leur corps sous une couche d’écailles grises. Ces écailles couvrent en réalité mes yeux. D’où les décors de leur enfer. La vie est un anneau d’or sur lequel on tourne. A chaque tour, les choses recommencent tissées d’un autre fil, mais sur la même trame. Moi, à chaque tour, à chaque misère du destin, je vieillis, je perd mes cheveux, mon innocence, je me voûte, je me ride. Alors je veux quitter l’anneau, trouver une faille au cycle, mourir de dérailler.

Mais je déteste la peur, l’inconfort, la violence !

Tant pis, je mourrai de toute façon. La somme de mes expériences, de mes destins, m’amènent à mourir seul, comme le portier-démon s’est enflammé.

Il mourrait en fin de compte par idéologie...

Non, par existence. On ne meurt pas de ses idées, ni même de ses rêves, mais d’avoir été honnête et de les avoir vécues. Au pire, supportées.

C’est beau.

C’est néant. Je ne suis pas Dieu. Il aurait pourtant fallu que je le sois pour choisir d’être Jean Sarzeau ou non.

Les Bêtes existent-elles ?

Elles sont les anges de ma divinité illusoire.

Karola est-elle un putain ?

Suis-je un ouvrier ?

Je suis Jean Sarzeau.

Alors Karola est Judith. Et Karola.

Comment vais-je pouvoir continuer à me battre contre les images de ma folie ?

Oublie.

Par deux fois.

C’est oublier sûrement. Dissocions-nous, maintenant.

Ne puis-je rester ?

Non.

J’ai laissé le Flingue dans la poche de ma gabardine, sans surveillance. Allons, oublie !

Voilà...

Un chant paillard s’élève dans le jour sans fin qui caresse l’éternel océan. Juste quelques levers de soleils, parfois, après une imperceptible nuit, quelques crépuscules, aussi,

pour l’ambiance,

la lumière,

mais jamais d’ombre véritables, de sommeil, ni d’ailleurs de fatigue.

Les voix rauques, enfumées, ivre mortes de Jean Sarzeau qui scandalisent les oiseaux colorés,

font rire les singes frétillants,

applaudir le contrôleur du métro parisien,

froissent un peu la paix du lieu, mais l’égayent aussi,

un instant seulement, on sait que c’est fête.

Pourquoi ?

On dira une messe.

Passez-donc mes-mon bon monsieur, passez !

La bonne sentence de l’excellente morale vaut bien une messe.

Mais au détour de la dune ils déculottent de concert et dressent leur derrière sous le nez de la saine morale. Cette sorte d’éructation qu’est le chant, ce rot humain dans la maison des dieux,

le pas lourd de l’homme dont on voit surgir les têtes pourpres comme un bon vin,

puis les corps dissociés de sa conscience, de sa chair,

ils marchent sur la plaine fertile de son âme,

sous le ciel brûlant de son esprit.

C’est un instant où tout s’accorde, malgré chacun des éléments qui sont distinct dans leur rôle mais dont aucun n’a plus d’importance que l’autre.

La plage que la plaine finit,

que l’océan débute,

l’azur sans césure;

Sarzeau

et Sarzeau.

C’est le Paradis.

La Cadillac rose et jaune qui démarre dans le hurlement du caoutchouc sur la route sableuse et asphalteuse du Paradis,

c’est un souvenir.

L’aiguille du compteur bloquée sur mille paysages à l’heure,

le chemin furieux enroulé sur l’armature de l’Anneau d’or,

c’est un fantasme.

La haute maison blanche, ce colonnesque temple, l’innommable bâtisse, l’Ange patient dans une aube de blanc de fond d’oeil, un sourire tranquille sur se lèvres patientes,

contenir son ivresse, cesser de hurler ce chant paillard

- qui fait désordre -

c’est un désir.

- Et voilà, dit Sarzeau. On va partir.

Jean arrête l’auto à bonne distance pour qu’ils ne soient pas deux à aimer l’Ange.

- Et voilà, dit-il.

- C’est comme ça...

- C’est comme tu veux...

- Faut y aller.

- Sûr c’est mieux comme ça.

Silence.

Silence...

Jean Sarzeau saisit entre ses deux mains la tête de son frère de chair et il pose un baiser sur sa propre image,

sur sa joue, tendrement,

sur son front, gravement,

sur ses yeux, symboliquement,

sur ses lèvres, amoureusement.

- Va, dit-il.

DEUXIEME PARTIE

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